VOTRE
REVOLUTION
N'EST PAS
LA MIENNE


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La lettre envoyée par Michel Surya de la revue ''Lignes''




François Lonchampt
ollantay@free.fr
http://ecritscorsaires.free.fr



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Réponse de François Lonchampt à l'enquête de la revue ''Lignes'' ( François Lonchampt , 2000)


TEXTES DIVERS

Réponse de François Lonchampt à l'enquête de la revue ''Lignes''
François Lonchampt, 2000

ENQUÊTE DE LA REVUE "LIGNES" SUR LE ''DÉSIR DE RÉVOLUTION'' (N°4, JANVIER 2001)


Avons nous désiré la révolution ? Sans doute. Elle nous a éblouis en Mai, révélation d'un autre monde, interdisant d'emblée tout accommodement avec ce qui semblait s'effondrer sous nos yeux comme un mauvais décor en nous laissant entrevoir la vraie vie.

Malgré l'échec de la grève générale, les élections et le retour à l'ordre, nous sommes un certain nombre à l'avoir espérée passionnément pour la rentrée sociale, puis pour le printemps, et pour la rentrée encore, et le printemps suivant, comme si notre existence en dépendait. Obsédés par la menace de récupération, habités par le souvenir brûlant de la Commune de Paris, des marins de Cronstadt et de l'Espagne libertaire, nous courions sans reprendre haleine, d'assemblées en manifestations, de meetings en réunions, car nous ne parvenions à respirer librement que dans cet air d'émeute et de fièvre, qui était la vie même. Nous avons donc très mal encaissé le reflux du mouvement et la montée en puissance de cette révolution de la bourgeoisie, d'autant plus difficile à comprendre et à combattre qu'elle avançait masquée des oripeaux de Mai, des oripeaux de l'imaginaire et du désir, justement, que les fronts étaient devenus imprécis et que les véritables lignes de démarcation s'étaient brouillées à notre insu.

Le romantisme du drapeau noir, la fascination nihiliste, l'attirance pour l'abîme, les rêveries ordaliques, les fantasmes d'apocalypse, et l'effort désespéré pour me maintenir à tout prix sur ce plan lyrique de l'existence que j'avais connu en Mai et dans la foulée de Mai ont marqué ces années 70 qui voyaient mes rêves s'effondrer ; puis l'usage des drogues de toutes sortes, qu'on commençait à trouver en abondance. Et pour faire bonne mesure, je me suis adonné à la théorie, celle qui donnait réponse à tout, la plus extrémiste et la plus brillante, la théorie qui nous faisait ignorer toute nuance, étouffer toute compassion. Ciselée comme une arme, mais une arme à double tranchant. Une arme dont sont morts beaucoup d'entre nous.

Le seul refus que l'esprit oppose au monde qui l'indigne est de nature à nourrir n'importe quel dandysme, n'importe quelle révolte esthétique, mystique ou réactionnaire, à la Andy Warhol ou à la Baudelaire. C'est pourquoi la distinction que vous faites d'emblée entre les militants qu'on imagine bornés par leurs certitudes, d'une part, et les individus souverains évoluant librement dans le registre du désir me gêne. Les surréalistes avaient fait un grand pas en procédant à l'irruption du désir au coeur même de la politique révolutionnaire, et c'est à eux qu'il revient principalement d'avoir commencé à " lever le pathos messianique de l'ancrage de la subversion dans l'injustice pour situer la cible sur une certaine conception du bonheur et de l'humanité de manière générale " (Jean-Paul Curnier). Mais Breton et les plus conséquents de ses amis ne se sont pas contentés d'une insurrection de l'esprit, n'ayant de cesse, au moins jusqu'à la fin des années 30, de rechercher les forces pratiques en capacité de mener à bien cette révolution sociale qu'ils appelaient de tous leurs vœux. Et il n'ont certainement pas, eux, substitué "l'incitation à la débauche, l'envie et la séduction (...) à la raison politique et à la soif de justice comme leviers de l'insurrection."

Les révoltés de 68 ont repris le flambeau, mais le désir de Mai, une fois étouffée la grève générale, on ne peut ignorer que les journaux féminins et les publicitaires s'en sont emparés, avec beaucoup de succès ; que depuis plus de trente ans, la sorte de révolution permanente que la bourgeoisie fait subir à l'humanité, pour que rien ne change qu'à son avantage, se mène précisément au nom de l'affirmation de nos désirs, de nos plaisirs et de nos passions ; que cette bourgeoisie est pratiquement devenue situationniste, en instaurant partout des ambiances nouvelles, dont les traits essentiels sont la courte durée et le changement ; que Debord, d'ailleurs, était bien le premier de tous les pro-situs, ce que nous avons compris en lisant sa triste correspondance aujourd'hui rendue publique. Dans ce registre du désir, la révolution est en concurrence avec le café du même nom, avec une voiture confortable et rapide, ainsi qu'avec toutes sortes d'objets à vendre susceptibles d'être érotisés de la même façon. Dans la nouvelle économie qui se met en place, elle fera peut-être bonne figure en catalogue comme expérience, parmi d'autres assez passionnante à vivre, dans un environnement sécurisé. Et tout se passe comme si, depuis lors, les vannes grandes ouvertes de ce libre désir ne faisaient plus qu'irriguer les circuits de la consommation marchande.

En arrachant la révolution aux termes de la nécessité et du besoin, il me semble que vous l'annexez à l'univers des classes moyennes, de "ces nouvelles classes moyennes dont la fausse conscience est devenue l'esprit du temps", comme le note justement Jean-Claude Michea. Non que cet univers soit particulièrement méprisable. Mais je ne crois pas que l'humanité soit au-delà du besoin, et je ne conçois pas qu'une couche sociale relativement privilégiée et à ce point choyée par les marchands puisse être véritablement à l'origine d'un changement décisif, même si elle est certainement appelée à jouer un rôle dans les mouvements révolutionnaires à venir.

Plutôt que le " désir de révolution ", d'ailleurs, n'est ce pas la réalité du phénomène révolutionnaire qui a puissamment marqué la vie intellectuelle de ces deux derniers siècles ? La peur qu'il inspire aux possédants ? L'espoir qu'il suscite chez les exploités ? Avec quelques autres, et contrairement à ce que vous affirmez un peu légèrement je ne crois pas que nous sommes "de moins en moins nombreux", je pense que cette révolution est possible - comment d'ailleurs se battre pour une "chose" qu'on croit impossible ? -, que son programme a été amplement esquissé à travers les grandes insurrections prolétariennes du siècle, même s'il n'est pas intangible et s'il doit être repensé pour une grande part. Cette révolution entreprendra d'abolir toutes les classes existantes en recherchant une voie qui n'entraîne pas immédiatement une nouvelle division de classe de la société. Elle ne sera pas l'oeuvre d'une humanité indifférenciée ou d'une collection aléatoire de subjectivités radicales.

Même si aucune détermination historique n'a été suffisamment irrésistible pour contraindre le prolétariat à se constituer durablement en parti distinct de tous les autres pour porter un projet de société véritablement antagoniste, si la seule revendication par les ouvriers de la part matérielle qui leur revient dans la société n'est sans doute pas suffisante pour fonder un bouleversement qui soit à la hauteur des enjeux du temps, même s'il semble très illusoire, compte tenu des leçons du passé, de confier aux seules forces du prolétariat la direction d'un processus qui doit aboutir à sa négation même, je ne saurai pourtant rejoindre le camp de ceux, comme "Temps critiques", pour qui "le cycle des révolutions de classe est révolu", comme Anselm Jappe, pour qui "à la différence des autres époques, il n'existe entre les différentes classes sociales qu'une différence de degré dans la réification", comme Jacques Camatte, pour qui "les conflits de classe sont remplacés par des luttes entre bandes organisées", ou pire, comme le docteur Bounan, qui renvoie "aux poubelles de l'histoire universelle cette lutte entre les classes dominantes et serviles, et leur connivence réelle", pour qui bourreaux et victimes sont "dans la même mesure complices". Et si la réalisation du mythe héroïque fondé il y a deux siècles et réactivé par le Manifeste n'est plus à l'ordre du jour d'une bataille décisive, du fait de l'infidélité de la classe ouvrière à une mission historique qui l'écrasait d'une tâche surhumaine, s'il faut donc une dynamique d'une autre nature, si la forme religieuse de la théorie du prolétariat, "le voile mystique qui la dissimule sous les catégories de la nécessité historique et du devoir absolu", est bien devenue obsolète, comme le pensait André Prudhommeaux, je tiens cependant en suspicion profonde tous les groupes et mouvements qui voudraient promouvoir des grands changements dans la société sans se référer explicitement aux combats de la classe ouvrière. L'état d'abaissement dans lequel on maintient cette classe aujourd'hui, le consentement à l'ordre de la consommation qui s'affiche en toute occasion, le rituel marchand célébré en tous lieux, l'empressement des dominés à revendiquer les stigmates de leur domination ou à s'approprier les uniformes que les publicitaires ont inventé pour leur divertissement, tous les signes d'adhésion infiniment répétés, le spectacle de la jeunesse qui ne semble même plus en état de soutenir ne serait-ce qu'un conflit de génération, la vulgarité, la méchanceté, la bêtise, la violence qui, je crois, se propagent autour de nous, et jusqu'à l'influence des prophètes du désespoir parés des défroques révolutionnaires, eux même pris au jeu de leur rhétorique, tout cela me fait douter, par instants. Et parfois je me demande, avec Pasolini, si le nouveau mode de production qui s'est mis en place à partir des années 60, "en apportant une nouvelle qualité de marchandise et par conséquent une nouvelle qualité d'humanité, ne produirait pas, pour la première fois dans l'histoire, des "rapports sociaux non modifiables", c'est-à-dire soustraits et refusés, définitivement, à toute forme possible d'altérité".

Mais le spectacle de mille injustices renouvelées et la certitude de la faillite à laquelle le capitalisme entraîne l'humanité n'autorisent pas la résignation. L'homme vaut mieux. L'air d'intelligence et de liberté qu'on respire dans les manifestations de rue et dans certaines assemblées fraternelles retrempe ma conviction et mon désir.