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François Lonchampt
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TEXTES DIVERS Le pouvoir et son double François Lonchampt, 2001 RÉPONSE À VINCENT PEILLON ET CHRISTIAN PAUL (CF LE MONDE DU 10 AOÛT 2001), PARUE DANS L'HUMANITÉ DU 5 SEPTEMBRE 2001 "L'homme est là, en train de jouer son destin (et même, que voulez vous de plus, le destin de son espèce). Il le joue sans le connaître, cela va sans dire, mais sans plus même se soucier de l'appréhender de quelque manière, ce qui est grave. Et qui plus est, avec des cartes truquées (il commence à penser que les cartes pourraient être truquées) ... Un jour viendra (s'arrachant à ce registre qui, pour la première fois, reste muet sur les jours à venir) où l'homme sortira du labyrinthe ayant à tâtons retrouve dans la nuit le fil perdu." André BRETON Dans un article du journal "Le Monde" daté du 10 août 2001 ("un nouvel internationalisme s'est ébauché à Gênes"), Christian Paul et Vincent Peillon, deux hiérarques d'un parti du gouvernement qui n'a pas hésité à envoyer des émissaires à Davos et à Porto-Allegre dans le même moment, commencent par justifier, avec une humilité touchante, "la nécessité pour les grandes puissances de se retrouver afin d'échanger leurs points de vue" et "pour les dirigeants, de se mieux connaître", dans cette variété de garden-parties pour les grands auxquels s'apparentent, si j'ai bien compris, les forums internationaux des chefs d'Etat de pays riches. Considérant le mouvement "qu'on qualifie improprement d'anti-mondialiste" comme une force d'appoint pour leur parti, et prétendant organiser par eux-mêmes la contestation du pouvoir dont ils participent au plus haut niveau (de peur, sans doute, que des éléments mal intentionnés s'en emparent pour se livrer à des "dérives impardonnables"), ils nous expliquent de Gènes ce qui "doit rester", et dans la foulée "ce qui est en jeu dans la contestation du G8, de l'OMC ou des instances financières internationales". Et ils soutiennent que "les revendications portées par les manifestants … marquent l'émergence … d'une conscience politique transnationale, qui n'est pas révolutionnaire mais bien réformiste", que "la plupart de ces revendications … ne nous renvoient pas à un autre monde, à d'autres principes ou à d'autres valeurs que ceux proclamés ou affichés par la plupart des Etats … ne proposent ni homme nouveau, ni fin de l'histoire, ni vérité scientifique, ni société la meilleure", pour conclure finalement "que manifestants et grandes puissances partagent à la fois analyses et objectifs" et que "les mobilisations actuelles sont nos meilleures alliées". Effectivement, oscillant entre un radicalisme démonétisé quand il se borne à répéter convulsivement le même scénario d'affrontement sans perspective, et les manœuvres laborieuses de la vieille politique modernisée assez bien représentée par les propriétaires officiels de l'association ATTAC, le mouvement contre la mondialisation, même s'il a le grand mérite d'exister, n'affiche jusque là que le vague programme utopique de démocratisation et d'humanisation du capitalisme qui constitue malheureusement le fond commun de tous les nouveaux mouvements contestataires. Substituant la critique des multinationales à celle de l'entreprise et la dénonciation du néolibéralisme ou de l'emprise financière à celle des rapports de production capitalistes, et paralysé par le risque totalitaire inhérent, paraît-il, à la formation d'un dessein cohérent et à l'ébauche d'une société nouvelle, il se garde bien de se projeter véritablement dans l'avenir, impuissant de ce fait à combattre la peur de l’inconnu, qui est un puissant facteur de maintien de l'ordre social dans un pays comme le nôtre où presque tout le monde est convaincu qu'il a quelque chose à perdre. Rien qui puisse vraiment effrayer la bourgeoisie, en tout cas, la classe qui est partout bien placée pour profiter de tout, de la croissance comme de la crise, de la paix comme de la guerre, des catastrophes et de l'industrie de leur réparation, qui tentait hier encore de nous convaincre que tout irait à merveille si chacun parlait à son voisin et s'impliquait dans la vie de la cité, et qui réclame maintenant la direction du parti de la contestation, puisqu'elle est déjà au pouvoir, et donc la mieux placée pour prendre la tête de ce genre de changement, à sa manière. Mais l'action des partis socialistes, dans cette "lutte internationale pour la régulation et la mise en ordre du monde", selon la formule volontairement ambiguë que nos deux dirigeants mettent aujourd'hui en avant pour brouiller les pistes, dans un joli coup de force symbolique, n'a évidemment rien à voir avec le programme de Marx ou même de Jean Jaurès. Elle s'apparente plutôt à une sorte de contre-révolution préventive dans la perspective d'un durcissement des affrontements de classe au niveau mondial, et dans une période où la reproduction du capital se heurte à des difficultés qu'elle n'avait pas connues depuis plusieurs décennies. S'il s'agit bien d'une mise en ordre, et même particulièrement brutale, c'est celle par laquelle les gouvernements du monde entier s'emploient à garantir partout les conditions adéquates à la réalisation de la plus-value, par exemple en continuant à transformer, dans tous les pays développés, le travail productif en travail improductif - bientôt, en France, la moitié de la population pourrait être employée à surveiller, soigner, informer ou "réinsérer" l'autre moitié - et dans les zones "arriérées" le gros de la paysannerie en lumpenprolétariat urbain misérable. Pour conduire la société au seuil de cette remise en cause fondamentale qui préside à la naissance d'une nouvelle utopie, il faut rejeter les théories post-modernes de la différence qui ont accompagné la renaissance néo-libérale des années 80, contribuant à l’anéantissement symbolique de la classe ouvrière et à la perte de tout point de vue permettant de porter un jugement historique sur cette société, ainsi que les valeurs hédonistes de la consommation et la permissivité concédée d’en haut, qui ne tolèrent pas plus de vraie liberté que l'ancien cléricalisme. Et comme André Prudhommeaux nous y encourageait déjà au lendemain de la seconde guerre mondiale, proposer à la discussion la plus large au moins quelques-unes des règles éthiques et des principes de législation ou d’autogouvernement susceptibles d’ordonner les relations entre les hommes le jour où l’on entreprendra véritablement d’en finir avec l’ordre marchand et l'exploitation, et qu’il est à mon avis illusoire d’espérer voir surgir spontanément de luttes ou d’expérimentations alternatives, forcément limitées par leurs enjeux concrets et par le rapport inévitablement équivoque qu'elles entretiennent avec la réalité à laquelle elles doivent s'affronter. Faute de quoi, il ne nous restera qu'à assister en spectateur à un genre de course de vitesse entre la baisse de rendement des mensonges qui légitiment l'ordre du monde - ils s'usent avec le temps - et la machine à désorienter qui monte en régime, inversant tous les signes du vraisemblable, produisant de plus en plus massivement cet homme nouveau du Capital éduqué et grandi dans un univers irréel de caractère vaguement hallucinatoire, qu'on maintient dans un croissant malaise, et auquel il faudra peut-être laisser un jour toute la place. François Lonchampt |