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François Lonchampt
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TEXTES DIVERS

Mémoire vive (réponse à Julia Kristeva)
François Lonchampt, 2001

TEXTE PARU DANS LE NUMÉRO 734 (SEPTEMBRE 2001) DE LA RÉVOLUTION PROLÉTARIENNE


Dans un entretien publié par l'Humanité le 2 juillet 2001, la psychanalyste Julia Kristeva s'emploie à déconsidérer « la notion de révolution (…) abusivement fixée à partir du XVIIIème siècle » et qui « ainsi conçue a échoué dans la terreur et, plus gravement, dans le totalitarisme [1] », mêlant ainsi tous les acteurs, bourreaux, combattants et victimes dans un confusionnisme dont on voit trop bien l'intérêt, dans son cas. Car si le mot révolution “ masque une absence de mémoire ”, je n’ai pas oublié cependant le silence orchestré au milieu des années 70 autour des œuvres de Simon Leys par "cette petite minorité de polygraphes forains qui se sont fait une profession de foi de colporter aux quatre coins du monde le message maoïste [2]", comme par la grande majorité des intellectuels de droite et de gauche extasiés pareillement devant l’un des régimes les plus totalitaires que l’histoire ait jamais connu. Alors qu'ils tressaient des couronnes au Staline oriental, notre parti libertaire dénonçait l'imposture qui prétendait faire passer ce type féodal de gouvernement-par-l’idéologie pour la solution enfin trouvée au malheur historique, pour le paradis sur terre ou seulement pour une étape décisive sur la voie du Communisme. Nous étions donc ennemis du peuple, traîtres et contre-révolutionnaires, promis à la rééducation dans une de ces colonies pénitentiaires d’un nouveau genre où les détenus doivent offrir un visage constamment heureux [3].

Mais avec l’union de la gauche en France, et le retour en grâce de la bourse et de la banque, ils se sont convertis à la démocratie de marché. Et pour appuyer la prétention formidable de représenter à la fois le meilleur soutien de la société et l’avant-garde de la contestation, pour conserver, dans les allées du pouvoir, les bénéfices symboliques de la dissidence, il leur fallut noircir l’idéal avec lequel ils s'étaient compromis, ce désir de révolution qui les encombre, et tout ce que ce désir a pu charrier de rêve, d'héroïsme et de poésie.

Dans le monde de Kristeva et de ses amis, il n'y a donc ni pauvres, ni riches, désormais, pas de classes ni de conflits sociaux, seulement des maladies de l’âme, et la politique se résout dans la "dimension thérapeutique", dans le “ réajustement des inégalités" et dans d’autres tâches heureusement peu susceptibles de déclencher des passions, comme la “ thérapie de proximité ”, “ la gestion (…) de la ville de Paris, de ses arrondissements ” ou le renouvellement du "lien social" menacé de destruction …par l'idéologie révolutionnaire !

De fait, depuis plus d’un quart de siècle que la crise institutionnalisée est devenue un mode de gouvernement à part entière, nous sommes tous invités à partager avec les institutions du pouvoir l’irrationalité et la non-exécution, et en luttant ensemble contre le sida, le racisme, le chômage, les excès de la mondialisation ou la crispation identitaire, et bien sûr le terrorisme, à apporter un “ supplément d’âme ” à ce “ nouvel ordre mondial dont il n’est plus nécessaire de louer les avantages démocratiques [4] ”. Et les attentats barbares commis aux Etats-Unis sont évidemment l'occasion idéale pour renouveler et renforcer cette exigence d'adhésion.

Les sociétés occidentales s'étant beaucoup transformées ces trente dernières années, pour amenuiser la capacité de nuire conservée par la classe ouvrière et absorber l'impact des mouvements contestataires, c'est peu dire que les idées révolutionnaires, formées en d'autres temps, doivent être repensées entièrement. Et cette tâche exige qu'on situe d'emblée le débat au-delà des clivages du début du siècle qui servent encore de fond de commerce à la plupart des partis de gauche et d'extrême gauche. Malheureusement, face au Capital qui a achevé de détruire en Europe tous les rapports sociaux lui préexistant, et qui “ se valorise toujours plus en produisant des formes “ immatérielles ” et “ représentatives ”, colonisant de haut en bas et en profondeur le “ temps libre ” d’une existence sociale réduite à une enchère généralisée [5] ”, face à l'accélération continue des changements, à l'intrication des économies, au développement anarchique des technologies dangereuses qui servent d'arguments d'autorité pour décourager les bouleversements nécessaires, il y a bien longtemps que les révolutionnaires ont renoncé à présenter un tableau crédible de la société qu'ils appellent de leurs vœux. Souvent compromis avec les théories post-modernes de la différence, avec les valeurs hédonistes de la consommation, ainsi qu’avec le féminisme militant, qui depuis bien longtemps ne sait plus qu'aggraver, pour en tirer profit, le malentendu qui s'est instauré entre les sexes, ils sont nombreux, au nom de la spontanéité créatrice de la multitude aujourd'hui, comme hier au nom du matérialisme historique, à affirmer l’inutilité de toute projection dans l’avenir.

Mais si nous sommes décidés à nous passer enfin de la satisfaction qu’on peut éprouver en ayant toujours raison contre tout le monde, il faut avoir “ le courage de renoncer, parmi les opinions qui forment notre bagage, précisément aux idées clefs, aux plus certaines, aux plus consolatrices”, comme nous y invite Pasolini dans ses Lettres luthériennes. L'exercice de la critique seulement critique, les survivances du vieux fond millénariste, le fétichisme de l’assemblée générale et le principe anti-hiérarchique poussé jusqu'à l'absurde, le goût immodéré de la provocation et l'immoralisme militant hérité de Marx, de Sade et du dadaïsme, qui ont contribué à marginaliser toutes les tendances les plus authentiquement révolutionnaire issues de la vague qui s’est épuisée dans les années 30, la théorie commode de l'aliénation qui permet toutes les constructions les plus improbables, tout cela doit être passé au crible. Faute de quoi, alors même que la nécessité d'un nouveau départ humain se fait sentir, plus urgente que jamais, puisque nous serons vraisemblablement bientôt confrontés à la militarisation de l'économie mondiale et à la montée en puissance de toutes les forces obscures que le capitalisme nourrit en son sein, le parti révolutionnaire en Occident, peu crédible, risque fort de végéter encore longtemps dans les marges de la société.

François Lonchampt


[1] Les citations, sauf mention contraire, sont extraites de l'interview de Kristeva.

[2] Simon Leys, Images brisées, Robert Laffont, 1976.

[3] "Gao Er Tai, écrivain et peintre chinois condamné aux travaux forcés en 1957, installé aux Etats-Unis depuis 1992, a écrit une nouvelle autobiographique. Intitulée "Sur l'obligation de sourire dans les camps de travail chinois", elle décrit une ahurissante colonie pénitentiaire où les détenus doivent offrir un visage constamment heureux." "Les nouveaux visages de la censure", Le Monde, 22 octobre 2000.

[4] Julia Kristeva, L’avenir d’une révolte.

[5] Giorgio Cesarano, juillet 1974, in Invariance, , année IX - série III, n n°1.