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François Lonchampt
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Alain Tizon
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Réponse d'Alain Tizon à l'enquête de la revue ''Lignes'' ( Alain Tizon , 2000)

Réponse de François Lonchampt à l'enquête de la revue ''Lignes'' ( François Lonchampt , 2000)


TEXTES DIVERS

Lettre ouverte à Nicolas Santolaria et à tous ceux qui crachent sur Mai 68
Alain Tizon, François Lonchampt, 2000

RÉPONSE À NICOLAS SANTOLARIA, JOURNALISTE À LA REVUE TECHNIKART


Monsieur,

Nous vous adressons cette lettre en priorité parce que votre article a retenu notre attention. Mais elle s'adresse également à toute la rédaction ainsi qu'à tous ceux qui ont écrit sur : " Les soixante-huitards veulent-ils notre peau ? LES NOUVEAUX REACS ", dans le numéro de Technikart de Novembre 2000. Nous souhaitons qu'elle soit publiée dans un de vos prochains numéros.

Bien sincèrement

Alain Tizon

François Lonchampt


Suite au numéro de novembre de la revue Technikart, qui s'en prend particulièrement aux anciens soixante-huitards, nous avons jugé bon de répondre par cette

 

Lettre ouverte à Nicolas Santolaria, et à tous

ceux qui crachent sur Mai 68


Et bien non, ceux de 68 et des années de fièvre qui suivirent ne se sont pas tous précipités vers des postes confortables en digérant leurs reniements. Sachez que nombre d'entre eux se sont tués, que certains ont étés assassinés, dans des pays proches comme l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne... Que d'autres ont connu le chômage, parfois la misère, qu'ils occupent souvent des emplois modestes aujourd'hui et continuent le combat sans bruit, sans spectacle, parfois seuls, sans parti, sans syndicat, quelquefois même sans appartenir à un groupe. Un minimum d'honnêteté aurait été d'écrire au moins un article sur ceux qui n'ont rien renié, mais à part une ou deux allusions discrètes vous n'en dites quasiment rien. En ne retenant que ceux qui ont trahi, vous servez la propagande de ces nantis qui eurent alors une telle frousse que plus de trente ans après ils n'en reviennent toujours pas de s'en être sortis à si bon compte ; et pour un peu ils en viendraient à prétendre qu'il ne s'est rien passé. Pourquoi ? Reprenons la lecture : "Et puis, petit à petit, on s'est dit qu'il était un peu trop bête de séparer le monde en deux parties trop nettes, de tracer à la hache une ligne de fracture entre les bons et les méchants." Gentil garçon va, mais pourtant vous prenez bien parti, non ? On continue : "Penser de manière aussi linéaire revenait finalement à répéter la leçon que les soixante-huitards avaient toujours voulu nous faire apprendre. Comme eux, on allait à notre tour isoler le Bien du Mal, avec l'idée simple de s'inclure dans le camp du Bien." Quelle lucidité ! Evidemment, en se donnant un aussi beau satisfecit moral, innocent comme l'agneau qui vient de naître dans ce vilain monde, on s'y retrouve toujours ! De la grosse ficelle, car en fait vous avez choisi, flattant le climat insipide de notre époque qui vomit tout ce qui peut être du ressort de la fidélité et de l'engagement.

Au fait, savez vous quelle était l'atmosphère avant 68 ? Ce que c'était que d'être jeune à cette époque ? Vous êtes vous posé la question ? Dans ces années-là il fallait s'excuser constamment d'être jeune, et il est difficile d'imaginer à quel point l'atmosphère était lourde, oppressante, combien régnait le conformisme le plus rance, imposé par une bourgeoisie méprisante. Qui se rappelle aujourd'hui que le seul fait d'avoir les cheveux longs pour les garçons ou de porter des minijupes pour les filles suffisait à vous faire insulter, parfois brutaliser ? Qu'il n'y avait ni pilule contraceptive ni droit à l'avortement, que la grande majorité des jeunes des milieux populaires commençaient à travailler à 16 ans, et à 14 ans pour certains, que ce n'était pas drôle d'être apprenti, et qu'on ne parlait pas des "exclus du système scolaire" ou des "droits de l'enfant", ça aurait fait rire tout le monde… Quant aux homosexuels, est-il besoin de rappeler l'oppression dont ils étaient victimes et que nombre d'entre eux vivaient un véritable calvaire ?

Et si nous remontons quelques années en arrière, nous rencontrons quelque chose de terrible, la guerre d'Algérie qui, nous vous le rappelons, ne s'est arrêtée qu'en 1962. A part certains étudiants qui ont pu l'éviter grâce aux sursis (et encore, pas ceux qui échouaient aux examens et aux concours), et quelques centaines d'appelés qui eurent le courage de déserter, tous ceux qui avaient plus de 27 ou 28 ans en 68 l'avaient faite. On y a envoyé des wagons et des wagons d'appelés dont la plupart n'étaient jamais sortis de chez eux, vu les mentalités et les possibilités de voyager à l'époque, qui n'avaient pas la majorité civile et donc aucun droit de vote ! On les envoyait défendre la France avec un grand F, sa civilisation, sa culture, sa grandeur… Y a-t-il un seul parti de gauche, sérieux et représentatif, comme on dit, qui leur ait demandé de s'insoumettre ? Est-ce qu'on est venu leur parler de différence, de tolérance, de respect des cultures ? Qui ? Mis à part quelques isolés qui sauvèrent l'honneur, et que les générations d'aujourd'hui ne connaissent même pas, nenni mes amis, niet, rien ! Allez mes petits gars, en route pour le Djebel où vous défendrez la France, votre beau pays ! Le pire, et c'est sans doute ce qui exprime le mieux le cynisme de notre époque, c'est que ceux qui tenaient alors ce discours sont aujourd'hui les mêmes, ou leurs héritiers, qui sans gêne aucune tiennent le discours contraire. Et ça passe très bien, vu les moyens maintenant mis en œuvre pour éradiquer toute mémoire gênante, ce à quoi vous participez, d'ailleurs, dans la mesure de vos moyens. Vous auriez fait quoi, vous, dans un tel désert ? Mai 68, c'est aussi la seule grève générale sauvage de toute l'histoire de France : dix millions de grévistes, sans l'appel des partis ni des syndicats. Et bien sûr, ces dix millions de personnes ont tout renié, occupent des places enviables et même vous empêchent de vous révolter, sans parler de la concurrence qu'elles vous font auprès des filles de 20 ans ! Arrêtons là, c'est d'une telle bêtise ! Ce qui a fondamentalement déplu, et qui continue de déplaire dans ce printemps, c'est qu'il n'est pas commercialisable, sur quelque marché que ce soit, à moins d'être falsifié. Même pour vous qui vous lancez dans la carrière et qui mettez le paquet, avec ce zeste de désinvolture que revendique la mode du temps. Précisons que la majorité des jeunes et moins jeunes qui ont étés emportés par le mouvement n'étaient ni gauchistes, ni communistes, ni socialistes… Que bien peu étaient encartés, comme on disait à l'époque. Ce qu'ils voulaient, c'est un monde plus libre, plus juste, plus digne ; c'est beaucoup et c'est magnifique ! Et si nombre d'entre eux allaient se retrouver à l'extrême gauche après le retour à l'ordre et la reprise du travail, dans l'espoir de continuer le combat, ce fut souvent dans les comités d'action ou dans des groupes autonomes et pas seulement dans les partis et groupuscules gauchistes, comme on le croit trop souvent, et comme on le fait croire. Et nous étions quelques uns à dénoncer l'arrivisme des apprentis bureaucrates qui par leurs manœuvres et leurs intrigues contribuaient à liquider les derniers feux du mouvement, dont certains (mais non tous) se sont consolés en prenant quelques bonnes places dans ces salles de rédaction où vous les rencontrez aujourd'hui, dans les médias en général, voire dans les cabinets ministériels et les partis de gouvernement. Si nous avons peut-être accompagné la victoire du marché, malgré nous, s'il "semble que toutes les tentatives sur lesquelles nous avons joué nos existences n'aient contribué qu'à faire advenir le monde que nous connaissons aujourd'hui", c'est que le capitalisme confronté à l'insubordination générale, aux revendications exacerbées des ouvriers ainsi qu'à la popularisation d'une critique sociale qui reprenait ses sources et son inspiration jusque dans les années 20, a démontré une capacité de renouvellement que nous ne soupçonnions aucunement, et qu'aucun penseur politique ni sociologue n'avait prévue. Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau, disait Saint-Just, et cet ordre que nous avons ébranlé, faute de l'abattre, a été finalement démantelé par d'autres que nous pour asseoir plus fermement encore les bases de la domination marchande. Que certains des prêt-à-penser de la vulgate révolutionnaire, que certains de nos emportements aient pu servir l'entreprise de rénovation que la bourgeoisie mettait déjà en œuvre pour se maintenir au pouvoir, alors que nous voyions partout les prémisses d'un effondrement inéluctable et d'un embrasement révolutionnaire du monde, voilà qui mérite encore réflexion. L'ambiguïté de la révolution de Mai se révèle là, première révolution dans un capitalisme fonctionnant bien, comme l'a noté justement l'Internationale Situationniste, ramenant au goût du jour la vieille contestation prolétarienne, exaltant les rêves héroïques issus de la Commune de Paris, déchaînant une aspiration à la liberté qui n'a pas trouvé depuis lors de véritable satisfaction, mais ouvrant aussi la voie à une revendication hédoniste dont la nouvelle bourgeoisie a très vite compris tout le bénéfice qu'elle pouvait tirer, et qu'elle allait satisfaire à sa manière. Mais au moins avons nous tenté quelque chose de grand, même si nous n'avions pas pris les dimensions de la tâche, même si nous avons étés joués, d'une certaine manière, nous étions si jeunes… Mais vous, quelles sont vos ambitions en fin de compte ? Et faut-il vraiment, pour vous satisfaire, que nous partagions tous vos engouements, les back-room, Despentes, l'ecxtasy, les raves et le commandant Marcos, bizarrement mis sur le même plan, que nous aimions vos musiques, vos photos de mode et vos publicités sur papier glacé ? Avez vous tant besoin qu'on vous adule et qu'on vous flatte ? Comme le fait Jean-Pierre Le Goff par exemple, qui démontre doctement que ceux qui s'obstinent à tenir le discours de la révolte issu de Mai sans doute sont fous, à moins qu'ils ne s'enferment seulement "dans un ghetto mental", puisqu'ils n'ont pas compris que la société avait évolué, que les Bastilles avaient sauté, que d'ailleurs même en Mai 68 on n'avait pas voulu se révolter, qu'on avait seulement envie "d'arrêter la course folle et de discuter" ! ? Et enfin qu'il faut bien du pouvoir et de l'autorité afin de vous permettre de structurer vos identités… On comprend qu'il préfère "rompre avec cette vision simpliste qu'il y aurait eu de " bons idéaux " qui auraient été trahis en cours de route par certains". Qu'il se rassure ! Nous n'avons jamais pensé que les admirateurs de Staline et de Mao aient jamais pu représenter un bel idéal. On vous les abandonne donc bien volontiers, ce genre de compagnons de route. Et vous pouvez garder aussi le psychologue de service, avec ses quarts de vérités trafiquées et ses interprétations policières, qui nous ressert toute chaude la sempiternelle histoire du père et du fils comme les curés d'antan nous ramenaient celle du démon et du Saint-Esprit. A l'époque ils expliquaient notre révolte par nos névroses, que nous ne faisions qu'extérioriser des conflits intra-psychiques, qu'il fallait mieux s'allonger sur le divan que d'aller sur les barricades, qu'il fallait régler nos problèmes avec Papa-Maman au lieu de s'en prendre aux CRS et aux patrons. Aujourd'hui ils expliquent notre fidélité par la névrose également. Et ils aimeraient bien, comme vous, qu'on passe enfin à autre chose. Mais après 30 ans de changement ininterrompu, les raisons que nous avions de nous révolter n'ont pas toutes disparues, loin s'en faut, et il s'en est ajouté bien d'autres, des plus graves.

Restons en là, nous n'allons pas faire un numéro de réponse à nous tout seul. Nous n'en avons ni le goût, ni l'envie.

Mais nous n'avons pas dit : à quoi bon !

Si la déception vous tue, comme vous l'écrivez, qu'attendez vous pour faire mieux ? Déjà fatigués ?

Sinon, bonne retraite !

François Lonchampt, Alain Tizon