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La révolution en question (Claude Orsoni, 1984)

extrait de "La révolution", tome IV de "Un anarchisme contemporain, Venise 84", éditions ACL




François Lonchampt
ollantay@free.fr
http://ecritscorsaires.free.fr


Rapaces
rapaces@fr.fm
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CORRESPONDANCES

SUR LE TEXTE DE CLAUDE ORSONI
La révolution en question - débat
François Lonchampt, Rapaces, 2003


 

Commentaires de Rapaces sur « La Révolution en question » de Claude Orsoni.


Les réflexions développées par Claude Orsoni dans « La révolution en question » nous ont particulièrement interpellés. D'abord, parce qu'elles reflètent un courage rare, dans les milieux dits « révolutionnaires », qui va jusqu'à pousser la quête de vérité au prix d'abandonner l'idée même de révolution. Ensuite parce qu'elles semblent insister sur les faiblesses du projet révolutionnaire comme pour alerter ceux qui souhaitent la mise en œuvre de ce projet que l'obstination idéologique n'est qu'un refuge suicidaire face aux obstacles, pour ne pas dire aux échecs, que la réalité dressent impitoyablement sur le chemin de la révolution.
Modestement, nous tentons de contribuer au questionnement nécessaire à la refondation de l'idée de révolution, en apportant quelques commentaires au texte de Claude Orsoni. Notre but ici n'est pas de défendre l'indéfendable, de polémiquer pour dévier les questions qui pourraient nous gêner. Si nous ne pouvons être d'accord avec l'auteur sur nombreuses de ses réflexions et sur la conclusion à laquelle elles aboutissent, nous partageons néanmoins le même soucis de recherche de la vérité.
Pour faciliter la lecture nous reprenons un par un les thèmes, que nous avons jugés importants de discuter, abordés dans les chapitres qui structurent « la révolution en question » pour y apporter nos commentaires critiques. Nous invitons le lecteur à lire préalablement le texte de Claude Orsoni.

I - La révolution en crise

-  Sur la fin des époques antérieures à la nôtre caractérisées par les « mouvements, tentatives, organisations et militants révolutionnaires ». Sur la crise du militantisme actuel et sur la fin de la pratique révolutionnaire :

On se demande à quelle période se réfère Orsoni. Car les faits ne reflètent pas une réalité si tranchée qui opposerait le passé glorieux d'une pratique révolutionnaire ininterrompue vécue massivement à un présent témoin d'une indifférence générale à la perspective d'une révolution. Quelle période Orsoni évoque-t-il quand il parle de « comportements individuels ou collectifs qui seraient orientés ou déterminés par la perspective d'une révolution prochaine, probable ou seulement possible » ? La Commune de Paris ? La garde nationale ne regroupait que très peu de militants révolutionnaires et l'insurrection n'a pas été le fait de groupes d'activistes mais bien un sursaut populaire d'ailleurs fortement teinté de nationalisme. La révolution d'octobre ? Les bolchéviks n'étaient qu'une poignée au regard de la population de l'empire russe. La réflexion d'Orsoni peut laisser entrevoir que la Révolution n'est que la résultante d'un activisme sur court ou long terme. C'est un peu le schéma classique que l'on présente dans les milieux libertaires pour décrire la révolution espagnole, aboutissement d'une propagande anarchiste et anarcho-syndicaliste. Mais ce n'est pas un mécanisme universel. La première révolution du 20ème siècle, par exemple, la révolution mexicaine, n'y correspond pas.
Ne pas confondre militantisme révolutionnaire et potentiel révolutionnaire. De plus, au sujet de la crise du militantisme, on a connu pire comme période en France.
Lutte Ouvrière n'était à la base qu'une minuscule organisation, « le groupe Barta », aujourd'hui elle regroupe plusieurs milliers de militants. Parlons du Parti des Travailleurs : au sortir de la seconde guerre mondiale (qui a décimé des milliers de militants dans le camp de la Révolution) et de la « crise pabliste », le Parti Communiste Internationaliste, ne comptait qu' une cinquantaine de membres. De nos jours le Parti des Travailleurs dénombre environ 8000 sympathisants dont 6000 militants.
D'autres organisations existent, bien sûr, nous n'allons pas toutes les énumérer ici, et elles sont assez solides pour participer aux élections, agir au sein des syndicats, faire de la propagande et entretenir des permanents. Nous ne les considérons pas comme des organisations révolutionnaires pour des raisons idéologiques et pratiques, mais force est de constater que ces groupes prétendent toujours se préparer à la révolution.
D'accord, le Parti Communiste a été un parti de masse mais il n'a pas été révolutionnaire au sens où il a très vite abandonner de « favoriser, de susciter, de hâter une (…) révolution, d'y prendre part ou de l'organiser, de manières très diverses », et il a tenu à le faire savoir à maintes occasion.
Orsoni parle-t-il de ces activistes de l'ombre, n'adhérant à aucune organisation, qui, lors de grèves, par exemple, adoptent des positions radicales ? Comment pourrait-il le faire sans expliquer sa méthode de recensement de leur nombre et de leur force ? Ces travailleurs d'EDF qui voulaient couper le gaz, en décembre 1995, dans les beaux quartiers parisiens pour les faire exploser en rouvrant les vannes, et avec eux tous ceux qui souhaitaient durcir le mouvement notamment en bravant la puissance des états-majors syndicaux ont peut être adopté à cette occasion un « comportement individuel » « orienté » ou « déterminé par la perspective d'une révolution » « probable » ou « possible ». Nous ne le saurons jamais car d'autres travailleurs les en ont empêché, et surtout des permanents syndicaux usant de tout ce qui était en leur pouvoir (rétention d'informations, désinformation) pour ce faire.
Et puis l' « activisme révolutionnaire » prépare-t-il réellement à la révolution ? On ne peut pas se poser la question, évoquer la « crise du militantisme » si on aborde pas le fond du sujet, c'est à dire quel militantisme révolutionnaire pour quelle révolution ? Puisque nous avons parlé des organisations actuelles revendiquant le qualificatif de « révolutionnaire », nous ne les voyons pas comme des organisations propices à la révolution que nous voulons pour moult raisons. Par ailleurs, l'histoire a prouvé qu'un militantisme, qu'un activisme prétendument révolutionnaire pouvait conduire à l'inverse du but qu'il s'était fixé. Si dans un premier temps les attentats anarchistes de la fin du 19ème siècle était vus par la population avec sympathie, ils ont, sur un plus long terme, causé plus de tort à la propagande anarchiste qu'autre chose. Ne parlons pas des gauchistes sauce maoïste qui ont participé à la transformation de l'idée et de la pratique révolutionnaires en gadgets comportementaux pour adolescents. Plus récemment, Action Directe a accouché d'une tragédie.
Malgré tous nos commentaires précédents, nous considérons qu'il existe une crise de la pratique révolutionnaire. Une organisation révolutionnaire de masse fait cruellement défaut. Et nous pensons que cette crise est due aux victoires du mouvement ouvrier sur le plan des conditions matérielles d'existence du prolétariat en Occident et à ses défaites sur le plan de la prise du pouvoir, ce qui a entraîné la destruction de la communauté prolétarienne. Mais nous ne pouvons être aussi catégorique qu'Orsoni, peut être parce que l'époque à laquelle ce texte fut écrit et la période actuelle ne reflètent pas tout à fait la même situation. Si les appareils politiques « révolutionnaires » servent plus à parasiter toute action sincère pour parvenir à la révolution (de la CNT en passant par la LCR, LO et les autres…), on ne peut nier qu'il y a depuis plus de 10 ans un retour des luttes sociales qui fait dire à certains que la lutte des classes est revenue, alors qu'elle n'a jamais disparu. Certes, la lutte des classes n'aboutit pas forcément à la révolution prolétarienne, d'aucuns affirment même qu'elle favorise le développement du Capitalisme. Mais comment ne pas voir derrière les récents assauts prolétariens contre la cible explicite qu'est la société de classes, une réminiscence de la révolution ? Que dire du mouvement de masse embrasant l'ancienne dixième puissance économique du monde, à bien des égards faisant partie de l'Occident, l'Argentine, qui s'organise suivant la tradition de la révolution prolétarienne (autogestion, conquête du pouvoir ouvrier affichée) et qui se heurtent à une répression féroce ? Nous ne tombons pas dans l'angélisme en disant cela, les obstacles à la révolution prolétarienne en Argentine sont considérables et sont à chercher d'abord parmi les prolétaires. Néanmoins, qui aurait pu prévoir que les travailleurs puissent faire tomber deux gouvernements bourgeois par des actes insurrectionnels ?
Phénomène isolé ? Peut être dans le degré atteint (même si en Equateur en 1999, on y était proche) mais les énormes tensions sociales qui existent en Amérique du Sud et la répression systématique tendant à les réduire nous permettent de penser que du jour au lendemain cette situation peut se reproduire.
Et ici ? Oui, il n'y a pas de pratique révolutionnaire au sens où aujourd'hui, des individus ne se s'apprêtent pas à donner l'attaque contre les centres vitaux de l'économie et des défenseurs de celle-ci et ne construisent pas la société de substitution. Il n'y pas non plus, comme avait l'air de le déplorer Orsoni, de continuité dans la pratique révolutionnaire (comme si des bastions révolutionnaires pouvaient être tenus face au camp de la bourgeoisie) . Mais franchement, encore une fois, de telles conditions ont été rares dans l'histoire et il paraît simpliste de réduire le processus complexe qu'est la révolution prolétarienne à quelques uns de ses traits caractéristiques. Tentons d'aller plus loin : Ne sommes nous pas les témoins, dans une certaine mesure, d'une époque paradoxale où les révolutionnaires ont fui les « organisations révolutionnaires » dans nos « pays riches » ? Aujourd'hui, et depuis longtemps maintenant, le bon sens et la cohérence de l'engagement poussent des militants à quitter leur organisation, parce que les stratégies voilent souvent des magouilles, les instances démocratiques révèlent dans les faits l'emprise de chefs informels ou officiels... Le fait que la très grande majorité des exploités ne s'organise pas dans des structures révolutionnaires ne signifie pas que l'idée d'un changement radical de société ait disparu. Un phénomène comme l'abstention croissante aux élections, des propos souvent tenus comme le fameux « tous pourris » peuvent nous aider à évaluer un radicalisme populaire qui, s'il est loin d'être parfaitement conscient de ses ennemis et de ses buts, appelle tout du moins à une refonte du système. Chez ceux convaincus de la nécessité d'une révolution, on est plus dans l'expectative d'événements favorables à sa réalisation que dans la volonté d'adhérer à des organisations qui ne sont plus que des débris suspects d'idéologies identifiées comme traîtres au mouvement ouvrier. Au révolutionnaire actuel il ne reste que le sabotage des appareils « révolutionnaires », la possibilité de s'engager dans des luttes quand les conditions y sont propices, la construction difficile d'une organisation révolutionnaire en s'élevant contre la saturation de l'information et l'atomisation du prolétariat, et dans une moindre mesure l'adhésion « critique » à une organisation déjà en place. La domination se sert plus des désillusions dues aux échecs du mouvement ouvrier qu'elle ne parvient à convaincre.
Enfin, malgré tout ce qu'on peut lui reprocher, une partie du mouvement sous la bannière « antimondialisation » témoigne, selon nous, d'une volonté, suffisamment répandue pour être popularisée voire populaire, de renouer avec la pratique révolutionnaire en ne se résumant pas à adopter des positions défensives. Nous avons conscience que la France n'est pas sur ce terrain le pays le plus en avance comparativement à l'Italie, l'Allemagne ou les Etats-Unis d'Amérique par exemple.

-  Sur la perte de confiance des exploités dans la nécessité historique de la révolution, dans la capacité du mouvement ouvrier de jouer son rôle d'émancipation, dans la perspective de voir les idéaux révolutionnaires se diffuser avec une ampleur et une force croissante :

Pas d'accord. Nous pensons que les exploités contemporains sont plus conscients qu'il y a 30 ans d'une fragilité du système actuel et de son corollaire : le « sauve qui peut » généralisé. Qui a confiance en l'avenir de nos jours ? Même le plus convaincu des petits bourgeois est forcé de concéder que « les choses vont de plus en plus mal », que « ce monde est de plus en plus instable », trahissant par ce fait un scepticisme, une perte de confiance vis à vis de la société capitaliste. C'est une perte de confiance générale à laquelle nous assistons, une sorte de peur terriblement ancrée et paralysante qui gère tout rapport social et à laquelle l'espoir d'un monde meilleur ou l'idée d'une révolution n'échappent pas. Dans notre analyse, cette angoisse profonde est directement liée au pourrissement du capitalisme, lequel a été accéléré par l'effondrement du bloc des dictatures bureaucratiques.

-  Sur l'aspect scientifique des doctrines révolutionnaires et sur la fin des certitudes dans celui-ci :

C'est vrai en partie, mais faut-il rappeler ici, sans jouer les Jésuites, que le propre de toute science est d'envisager une marge d'erreurs, de ne pas se présenter en vérité absolue. En distinguant les facteurs objectifs des facteurs subjectifs, le marxisme s'érige en méthode d'analyse et d'action impliquant une réalité aux éléments parfois aléatoires. Par ailleurs, si l'eschatologie a, dans une certaine mesure, imprégné la pensée marxienne, elle n'a pas toujours été la bienvenue chez les anarchistes. L'idée qu'il faut agir ici et maintenant sans attendre rien d'autre que ce qui vient du camp des opprimés, que la Révolution sera, en quelque sorte, le résultat de l'action présente est l'antithèse d'un devenir historique mécanisé par les lois immuables de l'histoire.

-  Sur la mise en cause de la propagande révolutionnaire, laquelle n'a pas été à la hauteur de sa tâche :

Pas d'accord avec Orsoni. On ne peut pas tout mettre sur le dos de la propagande révolutionnaire. D'abord parce que toute révolution n'est pas que le fruit d'un « travail » de propagande, ensuite parce que les rapports de force sont d'abord des rapports de force physiques, militaires. Une révolution peut avoir rempli avec succès toutes les étapes liées à la propagande révolutionnaire, elle échoue si elle est vaincue physiquement. Et c'est d'ailleurs cet aspect fondamental qu'Orsoni évince dans son propos pour expliquer ce qu'il appelle la crise de la révolution. La révolution a avant tout été vaincue sur le plan militaire, que ce soit sous les balles de Lénine, Staline, des fascistes ou des armées démocrates. De même (est-il nécessaire de le rappeler ?), les périodes de paix sociale se confondent avec l'application de politiques de répression et d'étouffement de tout élan révolutionnaire, et aujourd'hui plus que jamais, à l'heure où toute opposition prolétarienne (et il n'est nulle besoin qu'elle se réfère à la révolution) est de plus en plus traitée comme un danger à éradiquer. En renonçant toujours plus fermement à la démocratie, la bourgeoisie tolère de moins en moins les manifestations des libertés qu'elle avait jusqu'à présent garanties. Par conséquent, la classe laborieuse doit accepter les réminiscences d'une servitude qu'elle avait pourtant chassée par la force. Une servitude croissante qui ne doit son salut qu'à la fragile illusion de sécurité lui servant de contrepartie. Tout prolétaire est un danger possible, car la gestion de la pauvreté dans la servitude n'est pas viable à long terme, à moins qu'elle ne s'accompagne d'une certaine mutation anthropologique à laquelle nous ne croyons pas.

II. - Pouvoir et identification

-  Sur l'actualité du Discours de la servitude volontaire par le maintien, opéré par la domination moderne, de l'identification à ce qui figure l'unité sociale, parvenant ainsi à prévenir la constitution d'une volonté révolutionnaire :

C'est très clair, Orsoni présente ici une réalité qui traverse les âges, signifiant par ce fait qu'il existerait une nature humaine. Ne confondons pas les causes et les conséquences : ce serait parce que ce trait fondamental de l'être humain (la servitude volontaire) s'exprimerait à toute époque qu'on pourrait en déduire le portrait de l'humanité. N'écartons pas le problème car pourquoi refuser de discuter l'existence d'une nature humaine en lui opposant d'entrée le matérialisme historique et la théorie de l'aliénation capitaliste ? Nous pensons qu'au-delà de tout système politique, tout mode de production, pour parler en marxistes, il existe une condition humaine ne serait-ce que face à la mort. C'est peut-être ce que les philosophes de l'absurde (Camus et Sartre) ont voulu cerner. Par une approche différente, la psychanalyse décrit également les facettes fondamentales de l'humain.
Néanmoins, peut-on en conclure qu'il y a des règles sociales, des rapports interpersonnels universels dans l'espace et dans le temps ? L'affirmatif est difficile à soutenir au regard de l'évolution de l'humanité. Car, d'accord, le rapport entre un serf et son maître est un rapport de pouvoir au même titre que celui qui s'instaure entre un bourgeois et un prolétaire mais la comparaison s'arrête là. Le prolétaire n'a rien à envier au serf, le contraire n'est pas vrai. Une évolution s'est bien opérée au cours du temps, nous dirions même une évolution positive, un progrès. Et là nous revenons donc à l'aliénation capitaliste, qui se propose d'être le nom de la servitude volontaire actuelle. Si l'on nie l'aliénation capitaliste, c'est tout le concept de capital qu'il faut remettre en question et par conséquent ce à quoi nous nous opposons, le capitalisme. De ce fait, il est vain de discuter sur la révolution car celle-ci n'est alors que la résultante de facteurs échappant à l'analyse. Car nier l'aliénation capitaliste sans nier le capital c'est accepter qu'il n' existerait de colonisation marchande que jusqu'à une certaine limite. Par là, on peut sérieusement s'interroger sur l'existence de frontières de l'aliénation, où celle-ci commence, où celle-ci s'arrête. Dans le même élan posons la question de savoir s'il y a un taux d'aliénation et donc un mode de calcul de ce taux d'aliénation. Une dichotomie s'opère-t-elle entre capital et aliénation ? Orsoni ne dit mots à ce sujet.
Au passage on peut relever une contradiction fondamentale dans l'argumentation de l'auteur : il s'agit, ici, d'expliquer la crise de la révolution, phénomène par définition conjoncturel et donc historiquement connoté, par des « aspects essentiels », universels et intemporels de l'humanité, la servitude volontaire en l'occurrence. Dans cette logique, les périodes révolutionnaires n'ont plus de sens, même si, on le sent, Orsoni tente de nous faire comprendre que toute révolution n'est qu'un changement superficiel, reproduisant invariablement les rapports de pouvoir cautionnant l'argumentation. C'est oublier les tentatives révolutionnaires qui sont allées le plus loin et ont rompu avec les mécanismes de pouvoir et d'identification décrits ici. C'est aussi affirmer, au final , que la révolution n'a jamais existé.

III. - Le pouvoir moderne

-  Sur l'entretien de l'identification entre dominés et dominants :

Rappelons quand même qu'il n'y a rien de nouveau ici et que seuls le perfectionnement des techniques et la colonisation marchande de tous les aspects de la vie sont caractéristiques de notre époque. Dans l'histoire du capitalisme, l'idéologie dominante a toujours été celle de la classe dominante (pour paraphraser Marx) sauf en période de crise révolutionnaire. Que dire de Napoléon, des Républicains, de Boulanger, de De Gaulle… ? Si ce n'est qu'ils ont établi une identification des intérêt du prolétariat à ceux de la bourgeoisie avec succès. Ne parlons même pas des fascistes…

-  Sur la démultiplication à l'infini du pouvoir politique central et sur sa diffusion dans tout le corps social et dans toutes les relations. Sur le dispositif qui difracte le rapport Etat/société et qui le rend à la fois omniprésent et insaisissable :

Pas d'accord il s'agit en réalité beaucoup plus de faire relayer que de « démultiplier ». Quand on sait que les décisions les plus importantes sur le marché boursier sont prises, au niveau mondial, par une dizaines d'opérateurs ultra puissants, on est loin d'un éclatement du pouvoir Dans nos sociétés c'est encore le pouvoir législatif qui décide de la vie politique au sens de vie de la cité. Sachant que 80% des lois en France se calquent sur les décisions de la Commission Européenne, laquelle est constituée de spécialistes non élus, on constate que le pouvoir est aujourd'hui loin d'être éparpillé. Même s'il est un des premiers représentants politique à être au contact de la population, le maire d'une municipalité, par exemple, reste fondamentalement soumis aux dispositions que lui dictent les institutions centrales (au point d'ailleurs, dans cette exemple de menacer aujourd'hui l'existence même de la fonction de maire comme rouage fondamental de la démocratie communale), et cela n'importe qui peut le savoir. Nous sommes cependant d'accord pour dire que les fonctions de contrôle se multiplient ne serait-ce que par la multiplication des professions s'y affairant.
Nous ne pensons pas, cependant, qu'il y ait une efficacité si avérée de ce « dispositif qui difracte le rapport Etat/société », efficacité qui se traduirait par une relative paix sociale. Or, ce n'est pas le cas. On peut interpréter le phénomène sous plusieurs angles, bien sûr, mais le fait que le simple uniforme soit vu comme la marque de l'ennemi par une grande partie de la jeunesse des populations pauvres révèle qu'il y a bien une guerre larvée même si rien n'est vraiment explicitée. De même toutes les mesures mis en œuvre par ce que l'on appelle « la Politique de la Ville », (qui n'est en réalité qu'un ensemble de dispositifs visant à la pacification des pauvres) se soldent par des échecs, et pourtant ce ne sont pas « les grands frères », les « îlotiers » et autres agents du contrôle social qui manquent.
Enfin le durcissement de la répression dans tous les domaines trahit un affaiblissement du brouillage opéré par le pouvoir , et ce, au niveau mondial.

-  Sur la diversification et la fragmentation à l'infini des relations sociales elles-mêmes, multipliant les axes de conflits sans qu'il soit possible de les ramener tous à un axe fondamental et de les organiser autour de celui-ci :

Nous ne constatons pas cela en France et plus généralement dans les pays occidentaux. Il subsiste une hiérarchie des conflits, une sorte de primauté des conflits sociaux malgré ce que la domination tente d'opérer partout, c'est à dire l'instauration d'oppositions parasitaires telles que les conflits ethniques, religieux, culturels, de génération, etc…

Sans être outrancier, notons que ces trois points ne représentent pas un scoop. La critique révolutionnaire a très bien su mettre en perspective les techniques du pouvoir présentées ci-dessus

-  Sur le processus révolutionnaire, lequel passerait par la mise en panne, ou la neutralisation de chacun des dispositifs analysés plus haut :

A moins que ce ne soient la panne des dispositifs qui donne lieu au processus révolutionnaire.

-  Sur la société moderne qui apparaît trop complexe, trop fragile et trop menacée pour offrir une possibilité de redéfinition et de recomposition radicale. Sur le pouvoir qui apparaît désormais comme trop décentré et trop éclaté pour constituer un adversaire identifiable à abattre. Sur la déperdition du projet révolutionnaire universel et de son sujet historique traditionnel (la centralité ouvrière) :

ces constations nourrissant une réflexion assez fataliste sont vraiment à relativiser aujourd'hui plus que pendant les années 80. Car à quoi assiste-t-on ? Et bien, comme toujours, à un rapport de force…qui aujourd'hui donne naissance à la popularisation d'une critique globale du système, quelle soit réformiste ou révolutionnaire. La société est avant tout ressentie comme menaçante et non pas menacée. Des agents particuliers, à la tête de cette société, apparaissent comme extrêmement dangereux d'abord par leur puissance et réactualisent dans les esprits, bien malgré eux, le soi-disant vieux schéma « haut contre bas ». De même, le pouvoir apparaît de moins en moins comme « trop éclaté et décentré »de nos jours. Hormis leur aspect spectaculaire, comprenons les rassemblements internationalistes de masse à l'occasion de réunions des institutions décisionnaires mondiales, avant tout comme la démonstration de l'identification de l'ennemi et la volonté de lui signifier.
Par ailleurs, là où « les dispositifs » sont en panne parce que détruits par la décomposition même du système c'est le « Que se vayan todos » qui prévaut.

-  Sur la molécularisation de la domination et des résistances, par les dispositifs énumérés, qui empêche la polarisation sociale :

Oui, c'est ce que la télévision veut nous faire croire, mais cela fonctionne de moins en moins, au regard, par exemple, de la multiplication des manifestations dans le public comme dans le privé qui ne répondent à la « généralisation » que beaucoup appellent en raison de l'efficacité (cependant toujours plus fragile) des centrales syndicales pour l'éviter (et l'exemple des grèves de 1995 est flagrant à ce sujet).
De plus en plus faux à une époque où les grands thèmes unificateurs du mouvement ouvrier reprennent une actualité criante : antiguerre, antiimpérialisme, antimarchands.

IV. - Le pouvoir et la révolution en question

-  Sur l'abus de pouvoir plus contesté que le pouvoir en soi :

On ne peut pas généraliser comme ça, même en s'appuyant sur des interprétations historiques sinon 68 n'aurait pas eu lieu, même si les rigidités du régime gaulliste ont joué un rôle dans la révolte en France. Concernant la grande révolution de 1789, qui fut une révolution bourgeoise certes mais réalisée par les opprimés (paysans, prolétariat), ce n'est évident pas l'abus de pouvoir qui la déclencha. Louis XVI était loin d'être un tyran et les Etats Généraux, une des rares institutions démocratiques de l'ancien régime, n'avaient pas été tenus depuis des siècles. Plus proche dans le temps et plus loin à l'Est, en quoi Alexandre II était-il un tsar plus tyrannique que ses prédécesseurs ? L'abus de pouvoir peut être un facteur déclenchant, ni plus ni moins. Si les mouvements révolutionnaires ont toujours insisté sur l'aspect anti-autoritaires (que ce soit par les soviets comme au sein des partis) c'est parce qu'il y a volonté de dépasser la colère de réflexe, de s'attaquer aux racines (radicalisme) en donnant une intelligence à la révolte. Et cela ne vient pas de crânes d'intellectuels bourgeois, bien au contraire, cette caractéristique antiautoritaire est propre au prolétariat en lutte. En Argentine comme en Kabylie, les gens n'ont pas Karl Marx ni Bakounine en tête mais la réalité les poussent à des systèmes de solidarité, de résistance qui ne peuvent se permettre le jeu de la domination.

-  Sur la promesse de lien social que contient le rapport de domination et sur la valorisation de cette promesse :

On en doute ! Et on ne comprend pas ce qui justifie la primauté du rapport de domination sur les autres types de relations. En quoi le rapport hiérarchique entre un salarié et son patron garantit-il plus de « lien social » que celui entre le boulanger et son client, que celui entre élèves d'une même classe, que celui entre collègues, entre amis, entre parents ? Le « lien social » (terme sociologique inventé par Durkheim) est ce qui est censé relier l'individu au reste de la collectivité, ce qui le fait exister comme membre de la société. Aussi, nombreuses sont « les promesses de lien social » qui sont faites aujourd'hui par de multiples rapports sociaux et notamment celui par lequel l'individu prétend jouir de la richesse produite par l'acte de consommation, affirmant par ce fait sa légitime participation à la vie de la société, la confirmation de sa légitimité à être membre de la société.

-  Sur l'intervention dans le champ du pouvoir qu'implique le projet révolutionnaire et qui suscite inévitablement l'image et la crainte de conséquences incontrôlables et incalculables :

tout à fait d'accord avec Orsoni . Nous pensons que c'est un problème clef.

-  Sur l'idée de poursuivre la réflexion sur le rapport spécial au pouvoir que contient toute perspective révolutionnaire, et de tenter ainsi de retrouver les interrogations du sens commun :

Oui,nous pensons qu'une organisation révolutionnaire digne de ce nom doit, à notre époque, savoir rassurer, notamment en se présentant comme un instrument servant aux choix et non pas un outil dicté par un choix.

-  Sur le projet d'anéantissement de l'existant que comporte le projet révolutionnaire et qui porte atteinte au sentiment que partagent la plupart des opprimés et des exploiter de constituer, même dans les conditions les plus misérables, une communauté véritable :

On pense que le prolétariat n'existe plus que négativement, qu'il n'a plus de culture propre avouée et que l'affirmation de l'appartenance de classe dans la vie quotidienne est de moins en moins assumée au profit d'une identité personnelle et individualiste formatée par les exigences de la domination. De plus, nous pensons que cette « communauté véritable » serait bien plus un appui qu'un obstacle à la révolution, permettant notamment d'épargner la laborieuse tâche d'explication des rapports de classe et de définition des « camps » dans le combat de classe. En société spectaculaire-marchande, l'exploité craint moins de perdre son appartenance dans la « communauté véritable » des opprimés que les fondements même de son identité construits par la domination

-  Sur le projet de faire du passé « table rase » qui comporte la négation globale de tout ce a partir de quoi s'est constitue et s'entretient le sentiment d'identité des individus et des groupes :

c'est vraiment à relativiser, car l'identité des groupes et des individus se constituent et s'entretient aussi contre la réalité sociale.

-  Sur le succès des idéologies nationaliste. Sur l'identité collective concrète comme facteur de mobilisation révolutionnaire s'opposant à une communauté abstraite, la communauté de classe :

Au sujet de la nation, hormis les luttes antiimpérialistes, les luttes d'indépendance, toute révolution passe par le déchirement de la nation, la guerre civile. L'identité nationale est bien atteinte. Cette question de l'identité est très complexe et on ne pense qu'elle soit intrinsèquement un élément explicatif de la crise de révolution. La révolution cubaine, par exemple, fut teintée de l'exacerbation du nationalisme face aux USA tout en s'inscrivant dans un mythique camp de la révolution prolétarienne au niveau international. Au regard de l'histoire on constate que le nationalisme et ses dérivés comme le fascisme et le nazisme ont pris naissance dans la peur et sur l'extermination de grands mouvements populaires internationalistes. C'est le cas de l'Italie après 1918 en proie à l'agitation anarchiste, c'est le cas de l'Allemagne suite à l'extermination des spartakistes. On ne peut parler de nationalisme sans évoquer la guerre. Et c'est justement sur la guerre comme facteur favorable à la révolution que nous voulons insister. Car la guerre, c'est la défense absolue de l'identité collective au prix de l'anéantissement de l'individu. Or, il ne faut pas oublier que la plupart des grandes révolutions prolétariennes se sont déroulées pendant ou au sortir de la guerre, que ce soit la Commune de Paris, la révolution de 1917, la révolution chinoise, la crise révolutionnaire en France de 1945-47, les agitations de 1968 (guerre d'Algérie et du Vietnam), la révolution des œillets au Portugal. Toute guerre, parce qu'elle démontre impitoyablement que l'identité collective dans le cadre national capitaliste n'est qu'une illusion menaçant au plus profond la vie déclenche de graves crises propices à la révolution. Aussi, le sentiment d'identité collective et nationaliste comme élément révolutionnaire de surcroît est plus qu'à relativiser ne serait-ce que par son ambiguïté. Et il ne faut pas tout confondre : l'unique succès des idéologies nationalistes dans les pays occidentaux est avant tout médiatique. Et abandonner l'analyse de la manipulation est dans ce cas dangereux. Les événements électoraux récents nous ont montré qu'il fallait se méfier des commentaires et autres mises en perspective sur la soi-disant montée du nationalisme en France. D'abord parce que l'extrême droite stagne depuis 5 ans dans notre pays, contrairement à ce que tout ce qui a été dit, ensuite parce que les électeurs du FN ou du MNR son loin d'être tous des nationalistes. Enfin, sachant sur quelle machination mitterrandienne s'est développé le FN, on est plus que jamais en droit de revendiquer les analyses attestant de la manipulation politique quand on parle de nationalisme.. Oui, il y a un nationalisme croissant dans les pays de l'Est, mais n'était-il pas déjà présent sous les régimes bureaucratiques comme pilier indiscutable de la cohésion sociale ? Tout le monde peut savoir que les récentes guerres dans les Balkans ont été des guerres favorisant permettant à l'impérialisme occidental de se développer dans la région. Manipulation ? OUI.

-  Sur l'aversion que nourrissent très généralement les opprimés et les exploités envers le projet révolutionnaire :

Aversion ? Cela serait simple, la révolution n'aurait jamais existé parce que bannie, en quelque sorte, de la nature humaine quelque soit la condition (misérable ou riche, exploité ou maître), le problème est qu'il n'y a pas plus d'aversion que de fascination ou d'adoration pour la révolution de la part des exploités. La révolution se présente souvent comme une contrainte, unique solution teintée d'espoir face à l'épuisement des autres options.

-  Sur l'idée de prendre aux sérieux les questions et les objections qui mettent en cause le projet révolutionnaire afin de retourner l'argument pour convaincre que l'ordre actuel comporte plus de risque, est plus néfaste :

Cela n'est pas nouveau. D'ailleurs, Orsoni ne se propose ici rien d'autre que de rationaliser en « retournant l'argument », attitude on ne peut plus inhérente à la rhétorique révolutionnaire. Au delà, l'auteur reconnaît implicitement qu'il n'existe rien d'autre, finalement, que les idées et leur application ou rejet, retombant par ce fait dans une dialectique de la lutte qu'il tente pourtant de dépasser en recherchant des éléments fixes, intemporels, comme pour expliquer que l'échec au bout de la lutte attesterait de la non-existence de la dialectique.
Le problème de la confiance dans le projet de révolution s'est toujours imposé aux révolutionnaires. Et la confiance dans ce projet n'a pu être gagnée que dans des périodes où les « risques et les certitudes de convulsions sociales » que contenait l'ordre établi devenaient insupportables. La révolution se nourrit avant tout du mécontentement et de la colère. Il y a un renoncement voire un abandon dans la révolution. Et nous pensons que l'argumentation révolutionnaire aurait tout à gagner à s'appuyer sur la dialectique du renoncement propre à notre époque (renoncement forcé croissant à la santé, à la nature, à l'indépendance, à la liberté et surtout à la sécurité dû à la perte de contrôle de plus en plus grande de ce qui fait l'existence) pour favoriser l'aspect constructif et volontariste qu'il y a dans tout projet révolutionnaire. Mais l'argumentation ne suffit pas, encore faut-il essayer de reconstruire l'identité prolétarienne et d'abord dans les rapports humains en combattant et condamnant les conduites qui aggravent la condition de notre classe et en encouragent celles qui développent le partage, la solidarité, la réflexion, l'esprit critique, la cohérence et le sens du combat. Cette entreprise de réédification ne pourra prendre prise, selon nous, que par un travail de propagande qui saura renoncer au racolage propre aux appareils gauchistes, qui saura aussi déranger les exploités dans ce qu'ils ont de plus méprisables tout en les rassurant en donnant du sens là où tout n'est que brouillard, désinformation, manque de confiance et illusions suicidaires.

V. - Les révolutions du XX' siècle

-  Sur l'idée que les mouvements de mai 1968 n'ont été ni des tentatives révolutionnaires ni des révolutions vaincues, parce qu'ils n'ont pas donné lieu à une polarisation sociale :

C'est très discutable. Et nous ne parlons pas en témoins de cette époque, étant nés dans les années soixante-dix. Pour nous, 68 est une période de crise révolutionnaire, un moment dans l'histoire où le système capitaliste a failli basculé. Nous comprenons les propos visant à la démystification de la part d'acteurs de mouvements dits révolutionnaires de cette époque désormais déçus. Néanmoins, ils n'ont la primauté sur quiconque pour détenir la vérité de ces événements. Nous, qui sommes de la génération suivante, voyons 68 comme une référence bien révolutionnaire et nous constatons d'ailleurs que cette période continue de déranger les défenseurs de la société de classes y compris ceux qui ont fait l'école du gauchisme et qui vantent de nos jours le confort de cette société. Et nous pensons qu'elle dérange parce que le capitalisme croyait en avoir fini définitivement avec la révolution prolétarienne en Occident et que cette soudaine tentative révolutionnaire a réveillé de vieux démons en réactualisant la critique révolutionnaire. On ne peut pas réduire 68 à des mouvements sociaux et culturels. Il est vrai qu'aucune institution n'a vacillé, tout du moins en apparence, mais la polarisation était bien là : on était pour ou contre le mouvement et cela était encore plus clair en Italie.
Par ailleurs s'il faut écarter la situation des pays du tiers monde en raison d'une « problématique spécifique », comment comparer sérieusement, dans cette démarche, les 1000 jours du gouvernement Allende avec les luttes de libération en Angola ? ? ? ? Contrairement à l'analyse présente nous pensons qu'il n'y pas de distinction fondamentale entre un révolutionnaire paysan du Brésil et un salarié français et l'actualité de la prise de conscience de la lutte globale vient renforcer notre réflexion. Nous croyons que cette distinction superficielle vient conforter l'argumentation de « l'intégration » opérée par l'auteur au risque de sombrer dans la tautologie.

-  Sur l'idée que les dernières tentatives révolutionnaires dans les sociétés occidentales remontent à la fin des années trente et que donc les sociétés modernes n'en ont jamais connues :
Peut être mais nous ne sommes pas d'accord avec la démonstration. Pourquoi ignorer le Chili de 1973 (qui n'est pas « bien différent des sociétés actuelles »), le Portugal de 1974-76 ? Par ailleurs, aujourd'hui on peut porter un regard attentif sur l'Argentine pour observer comment un mouvement révolutionnaire moderne de masse tente de conquérir le pouvoir dans un pays des plus riches du monde il y a encore un peu plus d'un an.

VI. - Perspectives incertaines

-  « Car plus que par le progrès des idéologies révolutionnaires revues et corrigées, c'est par des mouvements et actions ayant pour effet de contrer l'atomisation, la dispersion, de reconstituer des groupes et des communautés réelles et concrètes, que ce soit au plan local ou au plan des luttes sociales, que peut se dérouler (dans le meilleur des cas) un processus de resocialisation (sûrement limitée, partielle, éphémère), qui reste la condition pour que des transformations soient entreprises par un sujet collectif, pourvu d'une identité et capable de se reconnaître lui-même » :

Nous partageons totalement ce point de vue.

-  Sur l'idée qu'il ne sert à rien d'opposer le réformisme à l'anti-réformisme révolutionnaire, que ce n'est que par rapport a des objectifs immédiats, proches, visibles, et par conséquent forcément limités, que des intentions et projets d'action collective peuvent se constituer :

Ici, par contre nous ne sommes pas d'accord. Car on aura tout à gagner à mettre en perspective l'action même si dans une première phase nous ne nous fixons que des « objectifs immédiats, proches, visibles, et par conséquent forcément limités ». On combattra ainsi le sentiment de stagnation et favorisera l'unification des luttes. Par ailleurs tout prouve, aujourd'hui que le point de vue révolutionnaire est à défendre contre les sociaux-démocrates du type « citoyennistes » qui s'érige en dispositif de brouillage dans cette nouvelle période de multiplication des luttes dans nos sociétés occidentales. Dispositif d'autant plus perfectionné que , non content de faire passer de vessies pour des lanternes, il popularise une idéologie propre à une tendance de la Finance internationale tendant à prévenir les catastrophes financière en régulant le système.

-  Sur l'idée que toute action collective implique une composante identitaire « plurielle » et qu'elle peut inclure des dimensions économiques, culturelles, ethniques, ou autres :

Non, il faut garder un sens à la lutte. Sans même parler de la révolution, le combat pour l'émancipation à tout à perdre s'il s'embourbe dans certaines considérations dangereuses et propices à la manipulation dangereuse telles que le discours ethnique, communautariste. On sait à qui profite toujours qu final ce genre de conduite politique, surtout aujourd'hui où le système n'a aucun mal à jouer sur le passé colonial de la France et la population immigrée pour lancer des conflits parasitaires participant à ce qu'Orsoni appelle « l'intégration ». Il ne faut pas sous-estimer la capacité de manipulation du système surtout sur ces dimensions.

-  Sur l'idée qu'il faut finalement renoncer aux « idées confuses de la révolution » :

Cela signifie-t-il renoncer à l'idée de révolution ou à certaines idées liées à la révolution ? En tout cas, s'il s'agit d'abandonner l'idée de révolution, nous manquerons à l'appel. Renoncer à la révolution mais pour faire quoi ? On sait ce que deviennent les appareils politiques qui ont adopté cette démarche : des vendus, des nains politiques. Et le manque de crédibilité croissant des partis politiques de gauche auprès de leur électorat parce qu'ils « ne sont pas assez à gauche » (sachant qu'une politique sociale du type réformiste est devenue impossible avec l'Europe de Maastricht) dénote, malgré l'épouvantail FN, un terrain favorable pour la construction d'une organisation révolutionnaire de masse.

RAPACES


 

REPONSE DE F. LONCHAMPT A RAPACES


Chers Rapaces,

Comme je vous l'ai dit, je suis en gros d'accord avec votre commentaire du texte de Claude. Je ne pense pas, moi non plus, qu'il faille renoncer à l'idée de révolution. Mais je pense, comme lui, qu'il y a une « crise » de cette idée de révolution, au moins en Europe (je propose de limiter la discussion à l'Europe dans un premier temps), je constate également que « les comportements individuels ou collectifs qui seraient orientés ou déterminés par la perspective d'une révolution prochaine, probable ou seulement possible, sont devenus rarissimes », et je crois que ceci doit impérativement nous faire réfléchir ; et à quelques nuances près, je suis d'accord avec son analyse des raisons de l'impopularité du projet révolutionnaire. Premièrement, ce projet « est entaché d'une visée de pouvoir » et il existe une légitime méfiance populaire vis-à-vis de « toute monopolisation du pouvoir par un ou par des individus, et même par une classe tout entière (que l'on voit mal en mesure d'assumer la mission écrasante d'émanciper le genre humain) ». Deuxièmement, et c'est cohérent avec le point précédent, ce projet « comporte l'idée d'une rationalisation possible et délibérée de tout le social », au mépris du « caractère vivant, opaque, imprévisible de tout corps social, de toute société ». Enfin, il se fonde sur une table rase, ce qui suppose que les prolétaires n'on rien à perdre, ce qui est discutable, et il implique effectivement une « négation globale de tout ce à partir de quoi s'est constitué et s'entretient le sentiment d'identité des individus et des groupes », ce qui ne va pas de soi, même si pour ma part, je ne pense pas qu'il faille accepter sans discussion les identifications communautaires quelles qu'elles soient. Sur le premier point (visée de pouvoir), vous exprimez votre accord avec Claude. Sur le deuxième point (un projet de rationalisation, rejeté en tant que tel) vous ne dites rien, mais on peut supposer que vous n'avez pas d'objection fondamentale. Sur le dernier point (table rase), vous ne répondez pas directement, mais vous vous dites en fin de compte « plutôt d'accord » avec la nécessité affirmée par Claude de circonscrire le champ de la rationalisation du social et du bouleversement révolutionnaire, ainsi que sur le fait que le projet révolutionnaire doit aussi comporter la valorisation de ce qui est. Les prolétaires ont-ils quelque chose à perdre ? Sans doute. Sans même parler de l'accès à la propriété, et de toutes les satisfactions que le capital offre aujourd'hui, qui peuvent être remis en cause par la situation économique et la nécessité d'accroître l'exploitation, il y a une sorte d'adhésion au monde qui est caractéristique des mentalités populaires, pour qui, d'une certaine manière, ce monde semble aller de soi (cette idée n'est pas dans le texte de Claude, qui évoque plutôt les sentiments d'appartenance identitaires auxquels, pour ma part, je n'accorde pas tant d'importance, et pour lesquels je n'ai pas de sympathie, pas plus que pour les mouvements qui s'en réclament). Quoiqu'il en soit, la distanciation critique n'est pas une qualité populaire, sauf peut-être dans des situations exceptionnelles. Comment prendre en compte cette adhésion au monde, qu'elle se traduise par le goût pour la vie familiale, les distractions simples, l'attachement à son métier ou à son emploi (voir « La culture du pauvre » de Richard Hoggart), la peur de la guerre civile et du chaos ? Il y a bien deux aspects dans cette question : les prolétaires peuvent avoir de bonnes raisons de défendre ce à quoi ils tiennent, et qu'à tort ou à raison, ils estiment pouvoir être menacé par un processus révolutionnaire, de même que par la marche en avant de la bourgeoisie, et les révolutionnaires et les bourgeois se retrouvent alors réunis dans une même opprobe (ce que tente de théoriser Michea en dénonçant rétrospectivement l'alliance des socialistes dès le dix-neuvième siècle avec les progressistes bourgeois). D'autre part, si l'on admet l'hypothèse qu'il y a un attachement populaire irraisonné à ce qui existe, et que cet attachement est caractéristique des milieux populaires, il faut soit le prendre en compte et faire avec, soit envisager des moyens particuliers pour remettre en question cette adhésion. Autrement dit, qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné le monde, hier évident, ne va plus de soit ? Les révolutionnaires peuvent-ils agir la dessus ? Comment entraîner dans une révolution des prolétaires qui estiment avoir quelque chose à perdre (et sont-ils vraiment des prolétaires s'ils ont quelque chose à perdre ?), comment, paradoxalement, faire une révolution avec des prolétaires qui ne sont pas révolutionnaires, au sens que nous donnions jusque là à ce terme ? Et en fin de compte, qu'est-ce qui, dans ce monde, mérite d'être sauvé, et défendu ? Pasolini disait que seuls les marxistes aiment vraiment la tradition, Orwell, et à sa suite l'Encyclopédie des nuisances et Jean-Claude Michea, vont un peu dans le même sens. Il faudrait absolument avancer sur ce point.
Par votre accord avec certaines thèses orsoniennes (celles qui m'ont séduites, pas l'ensemble de son texte), vous effectuez une rupture au moins partielle avec la tradition, si on peut dire, et avec l'idéologie révolutionnaire. Cette rupture est à mon avis nécessaire. A partir de là, vous n'acceptez pas d'accompagner Claude dans ses conclusions désabusées et pessimistes, d'ailleurs marquée par l'époque noire à laquelle il a écrit. Moi non plus. Il reste maintenant à creuser plus avant. L'idée de révolution doit être redéfinie. Les contradictions du capitalisme sont potentiellement explosives à moyen terme, et je pense que les troubles sociaux qui s'annoncent inéluctablement qu'ils seront seulement l'occasion pour les révolutionnaires de tenter quelque chose (des nouvelles Commune, des prises de pouvoir localisées, par exemple) et d'un renouvellement, d'une refondation du mythe révolutionnaire, grâce à des actes ayant une puissante portée symbolique, comme la Commune de 1871, la prise du Palais d'hiver, l'épopée makhnoviste, la collectivisation libertaire en Espagne, etc. Mais il vaut mieux éviter de croire qu'ils aboutiront pas à un renversement du capitalisme, que l'exemple se répandra comme une traînée de poudre dans le monde, avec le communisme mondial à l'horizon. A mon avis, il vaut mieux partir du point de vue que les crises révolutionnaires ne seront pas décisive, et qu'il n'y aura probablement jamais de crise révolutionnaire décisive, et envisager un processus, des mouvements de très longue haleine, une sorte de longue marche qui conduira à l'effondrement de pans entier du « système », suivies de reconstructions partielles, puis de nouveaux effondrements, de guerres et de nouvelles reconstructions. On peut faire l'hypothèse que le mouvement révolutionnaire refondé, celui qui sera fidèle aux vieux idéaux du mouvement ouvrier et qui sera en phase avec les nouvelles luttes ouvrières, aura des chances de se renforcer, que le système partiellement reconstruit se révèlera fragile, et sera finalement abattu, mais il vaut mieux abandonner par prudence l'espérance que nous verrons ce résultat de notre vivant. Pour le temps qui nous est imparti à vivre, et c'est déjà assez exaltant, il faudrait reconstruire et réviser la doctrine révolutionnaire, et aussi laisser un exemple pratique pour les générations suivantes, si possible en évitant un massacre, car les massacres laissent un goût amer et beaucoup de découragement. Il serait temps que l'idée de révolution ne soit plus associée à celle de bain de sang, et il y a peut-être les moyens de les éviter. Il faut trouver une voie, car je pense qu'au point ou nous en sommes en Europe, de la transformation par le capital de tous les rapports sociaux et de la colonisation conséquente de l'être humain, il n'y a plus de sujet révolutionnaire. On ne peut concevoir de mouvement révolutionnaire sans prendre en compte la révolte ouvrière, mais on ne peut concevoir qu'une classe ouvrière à tel point colonisée et transformée soit en capacité de conduire un bouleversement fondamental. Du fait de l'aggravation de leur condition économique, les ouvriers se révolteront, mais ils n'iront pas « jusqu'au bout ». Il vaut mieux donc essayer d'évaluer tout de suite les chances objectives des troubles sociaux révolutionnaires à venir : Quelles sont les régions du monde où les affrontements prendront un tour décisif, quel rôle pour les européens ? Qu'est-ce qui, dans ce monde, indépendamment de ce que nous souhaiterions, sera effectivement balayé (qui est déjà mort, même si ça survit), qu'est-ce qui résistera (qu'est ce qui est encore porteur d'avenir, de renouvellement pour le capitalisme, et qui peut encore se libérer grâce à une crise et à des convulsions), quelle possibilité offrira cette nouvelle situation à des minorités décidées agissant sans illusions excessives ? Quelle pourrait-être la configuration sociale à l'issue de la répression des troubles révolutionnaires, qui est probablement inéluctable, pour les raisons que j'ai données plus haut ? Sur quelles bases les combats pourront-ils reprendre après un certain laps de temps ? Peut-on imaginer, outre les luttes de classe, la précipitation d'un mouvement culturel de rupture dans la jeunesse, une révolution de la sensibilité équivalente à celle qu'a représenté le surréalisme ou le romantisme, la création de communautés d'un nouveau genre, l'invention d'un nouveau parti politique aux formes tout à fait nouvelles, forgé dans les affrontements ? Je vois mal comment on pourrait réfléchir à ces questions sans élaborer des scénarios. Il y en a qui circulent déjà, il faudrait les amender, ou en construire d'autres.

Cordialement,

François Lonchampt

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