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François Lonchampt
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CORRESPONDANCES

Lettres à P.
François Lonchampt, 2001


19 novembre 2000

Cher P,

(…) Les appréciations très péjoratives que vous portez sur la classe moyenne salariée me semblent trop expéditives. (…) on ne peut expédier ainsi cette couche sociale dans son ensemble dans les bras des "débris staliniens etc.…". Cette couche sociale à laquelle j'appartiens, de même que presque toute ma famille (…) si nous nous risquons à faire des analyses de classe, autant se les appliquer d'abord à nous même. Dans l'histoire, il se trouve que les classes moyennes ont déjà donné un certain nombres de révolutionnaires, qui se sont ralliés à la cause du prolétariat. Pour ce qui est de la classe moyenne salariée (…) je pense qu'elle aura un rôle à jouer dans les mouvements à venir, et je n'imagine même pas qu'un mouvement révolutionnaire soit concevable en Europe sans leur participation. Je n'entends pas clore la discussion par cette affirmation, bien sûr.

D'autre part, au sujet des adhérents d'ATTAC, êtes vous sûr d'être totalement étranger aux "figures variées de leurs propres déconvenues et de leurs propres errances", ainsi que "leur pathétique besoin de se rendre utile et de se faire entendre" ? Vous semblez les condamner sans appel, jusque dans leurs motivations, mais quelles sont les vôtres ? Autrement dit, qu'allez vous faire dans cette galère ? La question est dépourvue d'ironie. Il me semble que votre jugement abrupt relève de cet esprit de "radicalité" que nous a légué l'IS (et à travers l'IS, les bolcheviks), qui a sûrement aiguisé nos capacités critiques, mais nous a surtout stérilisés, isolés, et en fin de compte rendu plutôt inoffensifs. L'art de la critique est un art stérile et facile s'il reste uniquement critique. Il est tributaire d'un espèce de déterminisme simpliste et très confortable, d'une croyance qui veut qu'en dévoilant et dénonçant les faux-semblant et les illusions, on fasse émerger le neuf, le nouveau monde à venir. Mais la critique seulement critique portée par nos oukases dévastateurs a permis à ce monde là de se renouveler et de perdurer (ainsi la critique du militantisme portée à ses plus absurdes conséquences, par exemple).

Ce n'est pas seulement de critique dont nous avons besoin, mais de d'espoir, de vision, d'utopie, et de perspectives d'action. Et "il faut avoir le courage de renoncer, parmi les opinions qui forment son bagage, précisément aux idées clefs, aux plus certaines, aux plus consolatrices" , comme l'écrivait Pasolini. Avant de dégager des principes nouveaux et des mots d'ordre, il faut remettre en cause, avec l'exercice de la critique seulement critique, la théorie confortable de l'aliénation, le Rousseauisme sous-jacent à toutes nos anciennes conception, les survivances du vieux fond apocalyptique, l'immoralisme militant aujourd'hui complètement dépassé et retourné contre nous par les promoteurs de l'ordre marchand, la violence comme instrument privilégié de transformation sociale, le principe anti-hiérarchique poussé jusqu'à l'absurde, pour ne citer que ce qui me vient à l'esprit immédiatement. Il faudrait également faire le bilan de l'influence du marxisme dans le mouvement ouvrier, et notamment dans le mouvement ouvrier français.

Il est dommage, ainsi, que vous ne consacriez que deux tout petits paragraphes à tracer des pistes, en restant dans les formules très générales ("changer nos structures politiques et sociales…"). Je suis curieux de savoir quels sont ces pièges et ces erreurs d'un passé proche, que vous évoquez, et je suis persuadé que votre texte aurait eu beaucoup plus de porté si vous aviez développé cet aspect (…)

Nous pourrions en discuter de vive voix, si vous montez à Paris un de ces jours, ou par courrier, à défaut.

Cordialement,

François Lonchampt


26 janvier 2001

Cher P.,

Il y a une sorte de fatalité qui semble retarder cette réponse circonstanciée que je vous ai promise. Tout d'abord j'avais pris un certain retard du fait des circonstances : j'ai actuellement un nouvel emploi (salarié) qui est assez prenant car je dois m'adapter à un environnement inconnu (…). De plus, il y a entre deux heures et demi et trois heures de transports, et je ne suis plus bon à grand chose quand j'arrive chez moi le soir. Et les week-end passent à la vitesse de l'éclair. Il y a eu, aussi les deux textes que je vous ai fait parvenir, qui ont pris pas mal de temps, et d'autres travaux d'écritures et d'autres correspondances en cours. (…)

Au sujet de la pléiade d'essayistes que vous mettez en avant, pour ceux que je connais un peu : De Marelli j'ai lu "L'amère victoire du situationnisme" que j'avais trouvé intéressant et utile, ainsi que "La dernière Internationale" sur la première époque de l'I.S. La thèse défendue dans ce deuxième ouvrage ne m'a pas convaincu. Pour moi, qui ai découvert l'I.S. en 1969, l'époque "artiste" de cette organisation appartenait à une sorte de préhistoire un peu merveilleuse, fascinante et inaccessible, et j'ai tout de suite collée à l'orthodoxie du moment qui voulait qu'on renvoie toute préoccupation artistique à la poubelle de l'histoire, pour simplifier. Je ne sais si cette recherche initiale ait été prématurément abandonnée, comme le soutient Marelli mais je ne crois pas trop à "la construction de bases situationnistes projetées pour la réalisation d'une pratique expérimentale en mesure de renverser radicalement les concepts spatio-temporels de l'existence humaine". Pour tout dire, je pense que c'est du verbiage, comme il y en avait déjà beaucoup dans tous les textes de l'I.S., dans cette première époque artiste, et par la suite également, dans un autre genre. En fait je ne sais plus du tout ce que peut bien vouloir dire "réaliser concrètement la théorie critique", par exemple. L'expérimentation, par contre, me semble utile, formes de vie communautaires, coopératives ou autres (peut-être en avons nous manqué pour nous renforcer et pour rendre notre projet révolutionnaire un peu plus crédible), mais avec des objectifs bien plus modestes.

De Bounan j'ai lu avec un certain profit "La vie innommable", "Le temps du Sida" ainsi que "Celine et son temps", mais pas celui que vous citez. Un certain profit car il y a un angle d'attaque original. Mais je pense que les révolutionnaires doivent ouvrir des voies et donner des raisons d'espérer. Bounan est un essayiste réactionnaire lucide et critique, mais il n'est pas de mon parti (voir également ma réponse à l'enquête de "Lignes").

J'ai lu avec intérêt "l'enseignement de l'ignorance" de Jean-Claude Michea", ainsi que son bouquin sur Orwell. Je suis d'accord avec lui quand il soutient que les révolutions à venir auront sans doute à restaurer autant qu'à détruire. Difficile de ne pas être d'accord, puisque la table rase est devenue le programme de la bourgeoisie, déjà largement réalisé au demeurant. Pasolini, que j'aime beaucoup, a développé cette idée tout au long de ses écrits politiques. Ceci dit, le monde dont Michea semble pleurer la disparition était dur pour les pauvres, pour les ouvriers, pour les homosexuels, par exemple. Je ne crois pas que tout soit pire aujourd'hui qu'hier. Et il y a chez lui une certaine pose aristocratique qui ne me plaît pas.

J'ai lu plusieurs fois, attentivement et avec beaucoup d'intérêt le "Debord" d'Anselme Jappe. Il pêche par orthodoxie et excès d'allégeance. Jappe emploie le concept de Spectacle, par exemple, comme si celui ci s'était imposé, comme s'il s'agissait d'un instrument universellement admis pour saisir la réalité. Mais il y a là une naïveté ou un aveuglement. Il n'y a pratiquement personne qui utilise le concept de Spectacle dans le sens de Jappe ou de Debord. Et ceci pose un vrai problème. A moins qu'il s'agisse d'un vaste complot pour étouffer la vérité, il faudrait expliquer pourquoi ce concept essentiel de la théorie situationniste est demeuré quasiment confidentiel. Ce concept avait bien pour moi un caractère d'évidence, mais seulement parce que j'adhérais à l'ensemble de la théorie situationniste, sans distinction et sans aucun esprit critique, de par une sorte d'adhésion dogmatique qui ne permettait pas beaucoup d'interrogation. Mais depuis que la théorie situationniste s'est effondrée, je ne sais plus ce que c'est que le "spectacle". L'échec du concept central d'une théorie est aussi l'échec de l'ensemble de la théorie, il me semble.

(…)

En général, je ne me reconnais pas trop dans cette confrérie des essayistes radicaux, même s'il y a là des gens de valeurs. La renaissance d'un courant critique est sûrement un symptôme encourageant, un signe des temps. Mais je me souviens encore assez bien de toutes les dérives sectaires et stérilisantes, et je n'aime pas trop le ton "de la radicalité", avec son arrogance et son côté aristocratique, même si je pêche aussi moi-même par ces travers. J'ai envie d'échanger avec toutes sortes de gens, du moment que la sincérité de leur engagement me semble sans faille, et je n'aimerai pas me laisser enfermer dans un parti aussi étroit et aussi marqué de tics, avec ses querelles de famille et ses mesquineries. Le milieu de la radicalité ne sait que se parler à lui même. Les succès de scandale et les brevets de non conformisme n'ont pas d'intérêt par les temps qui courent.

Vous m'interrogez sur nos perspectives, elles ne sont pas très définies. Les textes que je vous ai envoyés contiennent peut-être quelques éléments de réponse. Il faut travailler à la reconstitution d'une pensée critique, sûrement, mais qui ne soit pas que critique. Il faut, je crois, au delà, travailler inlassablement à la reconstitution d'un parti révolutionnaire dans la société d'aujourd'hui, et on ne peut faire l'impasse de critiquer toutes les apories du parti révolutionnaire que nous avons connu. Dans ma première lettre j'avais cité "l'exercice de la critique seulement critique, la théorie confortable de l'aliénation, le Rousseauisme sous-jacent à toutes nos anciennes conception, les survivances du vieux fond apocalyptique, l'immoralisme militant aujourd'hui complètement dépassé et retourné contre nous par les promoteurs de l'ordre marchand, la violence comme instrument privilégié de transformation sociale, le principe anti-hiérarchique poussé jusqu'à l'absurde", On pourrait ajouter "le sectarisme, le matérialisme borné qui ne va pas sans sa contrepartie platement idéaliste, la propension trop courante des révolutionnaire à l'angélisme et au Rousseauisme pour les uns, au cynisme et à la brutalité pour les autres, la froideur, la mauvaise foi, le millénarisme et l'illuminisme, le goût de la destruction et le nihilisme, tout doit être passé au crible.

Pour ce qui est de la notion de prolétariat et de ce que l'on peut encore espérer des ouvriers, je suis tout à fait prêt à pousser la discussion plus loin, et même je le souhaite vivement. Nous pourrions, par exemple, discuter plus à fond l'idée de Jappe que vous reprenez dans votre dernière lettre ("il n'existe entre les différentes classes sociales qu'une différence de degré dans la réification").

Vous évoquez "la dégradation (des) conditions générales d'existence : condition de travail, logement, santé mentale et physique, environnement, nourriture, etc…", mais à l'évidence, ceci ne concerne pas indistinctement toutes les classes de la société. Il est vrai que l'humanité dans son ensemble est concernée par certaines des conséquences du mode de production. Par exemple, la dégradation de la couche d'ozone, la pollution atmosphérique, le réchauffement du climat, la diffusion de la violence. Mais tout le monde n'habite pas dans le Bronx ou dans certaines cités, dans les parages d'une usine d'incinération, d'une usine chimique ou d'une décharge d'ordures, il y a bien des chances que les zones inondables ne soient peuplées que de pauvres, et il coûte de plus en plus cher de se nourrir sans danger. Nombres de paysages sont abîmés définitivement, et je suppose que pour trouver le calme et la sérénité, il faut se déplacer de plus en plus loin. Mais il suffit d'y mettre le prix. Je trouve donc exagéré de parler de "prolétarisation générale", comme vous le faites.

Ceci me fait penser à la fameuse définition du prolétariat par l'I.S, ceux qui n'ont aucun pouvoir sur leur vie et qui le savent. Cette formule séduisante est fallacieuse car elle permet de mettre dans le même sac un directeur d'usine et le dernier de ses ouvriers, même le plus précaire. Je ne crois pas, par ailleurs, que l'on puisse s'appuyer sur les analyse de Negri pour démontrer votre thèse, mais je n'ai pas lu son dernier livre.

Je ne prétends pas clore ainsi la controverse, il faudrait effectivement considérer dans quelle mesure d'autres classes sociales, même relativement privilégiées peuvent trouver un intérêt à un changement radical, et notamment ces fameuses classes moyennes qu'on arrive jamais à définir très précisément.

Enfin, pour finir avec les perspectives, provisoirement, j'aimerai travailler à la reconstitution d'un parti révolutionnaire dans cette société, parti au sens de Marx, dont je ne sais encore quelle forme il peut prendre. C'est pourquoi, comme je le disais plus haut, je ne souhaite pas m'enfermer dans un milieu de la radicalité. J'aimerai donner une portée à nos controverses et je ne pense pas qu'il faille être passé par la lecture de l'I.S. pour avoir quelque chose à dire sur les sujets qui nous préoccupent. D'où l'intérêts de regroupements comme ATTAC, malgré toutes les justes critiques qu'on peut leur faire.

La revue "Lignes" sort cette semaine en librairie et mon article va paraître également dans "L'Humanité". J'ai autorisé cette publication, malgré la compromission que cela représente, pour obtenir un maximum de retentissement, provoquer des réactions au delà d'un milieu intellectuel et littéraire. Mon rêve un peu naïf est que nos idées soient débattues jusque sur le zinc des cafés ! Je pense enfin qu'il y a une certaine urgence car nous allons sans doute connaître des événements de type révolutionnaires dans les cinq prochaines années. Et je ne suis pas certain que nous pourrons si bien nous faire entendre dans ces moments là, si nous n'avons pas fait quelques efforts auparavant.

(…)

Cordialement,

François Lonchampt


7 mars 2001

Cher P.,

Je suis moi aussi bien tardif. Mis à part ma négligence et mes accès de découragement, il y a peut-être une autre raison, c'est que j'ai un peu l'impression que notre correspondance tourne en rond, c'est à dire que nous campons chacun sur nos positions, sans apporter de nouveaux arguments, sans alimenter la controverse. Je pense que, dans ce cas, le mieux est de bien identifier les points de désaccord.

Sur le concept de spectacle, vous restez "persuadé qu' [il] est encore valable et pertinent au regard des conditions présentes". Dont acte. Mais vous êtes bien seul ! La pertinence d'un concept se mesure par l'usage qu'on en fait. Je ne doute pas que vous en faites un excellent usage, mais je suis obligé de vous croire sur parole. Et je ne connais aucun texte postérieur à la dissolution de l'I.S. où ce concept soit utilisé de manière fructueuse. Ken Knabb et Daniel Dennevert s'y sont essayés mais ils ne sont pas arrivés ainsi à grand chose, et bien au contraire, j'ai l'impression que le concept, avec quelques autres héritages de la pensée situ, plombent leurs analyses. Enfin, sans ironie aucune, vous pouvez me croire, j'attends que vous me fassiez la démonstration de mon erreur, soit en me faisant connaître des textes inédits, soit en commentant des textes que j'aurai lus d'une manière hâtive et que je n'aurai pas compris. Je serai enchanté que votre démonstration soit concluante, et de reconnaître mon erreur.

Sur Debord, j'ai quelques épisodes en mémoire. L'agression infâme au domicile de Jean Maitron (accusé de "maspérisation"), dont l'I.S. s'est vantée. Pas d'excuses par la suite, pas de regrets. Et je me rappellerai toujours cette lettre rapportée dans un volume des correspondances de l'I.S. ou de Champ libre (je pourrai, si vous le souhaitez retrouver la référence exacte) où un italien réponds à un courrier de menace en arguant de sa faiblesse cardiaque, suppliant par-là qu'on l'épargne. Ce type était manifestement terrorisé. Procédés dignes de l'extrême droite, c'est écœurant.

Le seul parti qui s'est montré aussi violent et aussi menaçant avec les exclus et les compagnons de route tombés en disgrâce, vous aurez sans doute deviné lequel : C'est seulement chez les staliniens qu'on trouve une telle vindicte. Et ce n'est pas par hasard que le style de l'I.S. s'inspire de si prés de celui de l'I.C., par exemple du style odieux d'un Zinoviev.

J'écrivais récemment à un ami, avec lequel je mène une controverse très semblable : "Il s'agit aussi d'une époque décisive de ma vie. Je conteste tout à fait radicalement cette affirmation que, finalement, je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même. On me l'a déjà dit, bien sûr, au moins par deux fois, et les deux fois, il s'agissait de personnes qui avaient été, plus que moi, proches de l'I.S., ayant fréquenté personnellement les situationnistes (ce qui n'est pas mon cas). L'argument m'a toujours paru très fallacieux, et c'est en même temps une pièce maîtresse de la construction théorique qui permet aux situationnistes de se dégager de toute responsabilité, eux qui prétendaient pourtant imprimer des comportements par l'exemplarité, et toujours sous la menace de rupture. J'ai des amis qui sont morts, suicidés, d'avoir vraiment pris au sérieux la cohérence de la théorie et de la pratique, la tête pleines de ces oukazes qui, pratiquées à la lettre, te précipitaient dans un désert glacé. D'autres encore ont étés piétinés jusqu'à la mort par une armée de petits procureurs qui pourchassaient dans la vie quotidienne tous les manquements à leur dogmatique absurde, ceux-là faisant la critique du caractère, dont tu dois avoir quelques souvenirs. Tout le monde n'avait pas ce cynisme qui permet d'appeler un jour à l'insurrection de la vie et de se faire des amis le lendemain dans les milieux du cinéma et des lettres. Faut-il rétrospectivement leur jeter la pierre n'avoir étés trop croyants, trop absolus, trop... trop quoi, au fait ? Mais ceux-là étaient bien les meilleurs d'une génération, vraiment les meilleurs, ceux dont nous aurions besoin aujourd'hui pour reprendre le combat. J'ai donc un compte à régler, qui m'encombre, je risque aussi de verser dans excès, je veux bien le reconnaître, et j'espère que tu ne m'en tiendras pas rigueur. Je dirais pour ma défense que mon éducation radicale ne m'a pas appris à faire dans la nuance, et que je ne sais trop avancer dans une discussion si je me contrains dans mes élans critiques. Il s'agit bien, pourtant, en fin de compte, "d'examiner avec un peu plus de calme et de lucidité ce qui a eu lieu et les conclusions que l'on peut en tirer"…"

Je suis d'accord, évidemment, pour "l'examen critique que nous pourrons faire de l'aventure de l'I.S. et de Debord". L'I.S. m'a aussi apporté des choses, l'inventaire reste à faire. Mis à part mon sectarisme, ma violence verbale, un certain complexe de supériorité, une grande ignorance de la littérature (car la culture c'est l'inversion de la vie) et ma fainéantise (l'I.S. avait réponse à tout), et quelques autres traits de caractère de même acabit, qu'est ce que l'I.S. m'a légué ? Evidemment, un esprit critique exacerbé, arme à double tranchant, qui interdit sans doute de s'accommoder trop facilement du monde qui nous entoure. Mais le goût et l'usage immodéré de cette "critique" m'a fait aussi gâcher des rencontres, m'a fait refuser des opportunités d'action, de réunion, de coopération. Car évidemment, rien n'était assez radical pour moi, et il n'y a aucune tentative pratique qui résiste, soumise au feu de la critique. Bonne aubaine pour ne rien faire, pour se retrancher dans sa tour d'ivoire, pour ne rien affronter concrètement, ce qui n'a rien de révolutionnaire. Reste quand même cet irréductible esprit d'opposition, de révolte.

Difficile de répondre à cette question : Et sans l'I.S., qu'en aurait-il été de ta vie, de tes amours, de tes amitiés, de ta révolte ? Je ne pense pas que je me serai accommodé de ce monde, pas plus que je ne l'ai fait.

Au sujet du prolétariat, désaccord total. Vous me demandez "pourquoi d'ailleurs ne pas poussez le raisonnement jusqu'au bout…" Mais tous les raisonnements ne gagnent pas à être poussés "jusqu'au bout" comme notre éducation radicale nous y encourage. Surtout quand ils présentent quelques vices au départ. Je vous renvoie la balle : Si "…tous les hommes - quelle que soit la classe à laquelle ils appartiennent" sont devenus des "rouages du système", il est inutile de s'acharner avec cette idée de révolution, il n'y a rien à faire. Ou alors, comme Vaneigem, faire dans "l'insurrection de la vie" ou autres fadaises. Jacques Camatte, dont vous empruntez les idées, a été cohérent en ce qu'il a explicitement renoncé à ce concept de révolution. Qu'attendez-vous pour en faire autant ? Vous n'en êtes pas très loin quand vous parlez d'"élément humain du système". Tout cela me paraît aussi très mode, très dans l'air du temps. Enfin, je crois que toute votre tirade sur les malheurs des puissants, qui après tout, sont logés à la même enseigne que tout le monde, me semble assez difficile à soutenir dans les bidonvilles et les villes-bidon qui peuplent encore la planète et ses environs. Elle plairait sans doute à quelques-uns de mes cousins qui ont bien réussi dans la vie. Et en plus ils sont accablés d'impôts, ce à quoi échappent les RMIstes. (…) Concernant l'inéluctabilité d'événements révolutionnaires et la nécessité d'un parti (au sens de Marx, oui), je propose d'en traiter dans une prochaine lettre. (…) Ne vous vexez pas de mon ironie ; si elle vous paraît excessive, dites-le-moi, et sachez que quelle que soit la vivacité de nos échanges, j'entends rester toujours dans des termes courtois. Le pire qui puisse arriver serait que cette correspondance s'épuise faute d'alimentation. Ce serait dommage, pas tragique, et en tout cas, mais je ferai mon possible pour que ce ne soit pas le cas.

Cordialement,

François Lonchampt