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LA MIENNE


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Loren Goldner
lgoldner@alum.mit.edu
http://home.earthlink.net/~lrgoldner



TABLE DES MATIERES:

Préface

Introduction

Chapitre I : Précis d'analyse marxiste du mode de production capitaliste

I. a. Des livres I et II au livre III du Capital : le ''problème'' du capital total et de la reproduction élargie

I. b. La valorisation

I. c. La valeur

I. d. Le capital social total

I. e. Travail productif et improductif

I. f. Ouvrier total, salaire global, accumulation primitive

I. g. Valorisation et capital-argent

I. h. Taux de profit et système de crédit

I. i. Équilibrage du taux de profit et rôle de la banque centrale

I. j. Système de prêts internationaux

I. k. La monnaie mondiale et le rôle de chambre de compensation joué par le principal marché financier international

I. l. L'endettement de l'Etat

I. m. Plus-value absolue et plus-value relative

I. n. La dévalorisation

I. Conclusion

Chapitre II : Origines et idéologie de la gauche de la dévalorisation, 1890-1973

Chapitre III : Jalons pour une histoire de la dévalorisation. La période 1890-1973 et ses prolongements

Chapitre IV : La classe ouvrière américaine et la gauche de la dévalorisation (1890-1973)


LA CLASSE OUVRIÈRE AMÉRICAINE : RESTRUCTURATION DU CAPITAL GLOBAL, RECOMPOSITION DU TERRAIN DE CLASSE

Chapitre IV : La classe ouvrière américaine et la gauche de la dévalorisation (1890-1973)
Loren Goldner, 1981


Avertissement au lecteur : Ce texte a été écrit en 1981, puis légèrement retouché en vue d'une actualisation. Il est donc à lire comme un "work in progress". Commentaires et critiques sont donc les bienvenus.

 


Parler de la condition ouvrière aux Etats-Unis aujourd'hui suppose d'abord que l'on considère avec un certain désabusement le net glissement "à droite" du monde ouvrier, dont le fort pourcentage de voix ouvrières dont a bénéficié Reagan en 1980 est l'expression. Le ralliement de la classe ouvrière, dégoûtée par l'incapacité et de l'hypocrisie des tenants du welfare state, à un conservatisme patriotique, populiste et militariste n'est pas un phénomène nouveau au XXe siècle : le gaullisme en France, le parti conservateur en Angleterre, ont eu un succès pas tout à fait éphémère dans certaines couches ouvrières.

Le lecteur étranger, habitué à associer la "classe ouvrière" avec les partis communistes, sociaux-démocrates voire travaillistes de type anglais, peut se trouver déconcerté par les termes mêmes du débat américain sur le sujet, mais c'est un fait que – sans vouloir pour autant réduire la classe ouvrière à "ses" institutions politiques (qui, en tant que telles, n'ont jamais été, on le sait, une expression sans ambiguïté du projet révolutionnaire) on ne peut comprendre le mouvement ouvrier américain (terme déjà lourd de connotations contestables) ni le capitalisme américain sans s'interroger sur la spécificité de ce pays où aucun parti de ce genre n'a pris naissance.

Pour des raisons historiques que nous ne pouvons esquisser que grossièrement, le mouvement ouvrier classique – qui, aux Etats-Unis comme ailleurs, s'étend jusqu'à la période 1929-1945 – n'a jamais réussi à faire naître une véritable conscience de classe dans ce pays. La classe ouvrière américaine, comme la société américaine, n'est pas et n'a jamais été homogène : elle s'est constituée à partir de vagues successives d'immigration, formées de paysans catholiques d'Europe du Sud et de l'Est (Irlandais, Polonais, Italiens, Tchèques, Hongrois…), partis lors de la grande dépression agricole de 1873-1896 et après, et d'ouvriers juifs d'Europe de l'Est. Ce sont eux, le cœur de la classe ouvrière qui a peuplé les grands centres industriels du Nord-Est en 1880 et 1920 et qu'on trouve encore dans des villes industrielles ou ex-industrielles comme Chicago, Detroit, Buffalo, Pittsburgh ou Boston. Mais si, à la différence de l'Europe, aux Etats-Unis la classe ouvrière ne s'est jamais constituée en "parti ouvrier" (en parti social-démocrate, en l'occurrence), c'est que le capitalisme américain a accompli lui-même la transition qui, en Europe, s'est effectuée sous l'égide de la social-démocratie et des fronts populaires : la transition vers la phase de domination réelle sur le travail.

L'histoire du mouvement ouvrier est pourtant très riche. 1877, 1886, 1893-94, 1912, 1919 ont été des moments d'explosion d'initiative ouvrière qui à plusieurs reprises ont troublé le sommeil de la bourgeoisie américaine. De son côté, celle-ci s'est opposée brutalement, et avec succès, à l'implantation des syndicats, profitant de l'immensité du pays, de la relative mobilité de la société américaine, des salaires les plus élevés du monde et d'une source apparemment inépuisable de main-d'œuvre bon marché pour faire échec aux tentatives d'organisation de la classe. Les événements de "l'année rouge" (1919) – la grande grève des ouvriers du textile de Lawrence (Massachusetts) et la grève générale de Seattle, accompagnée de la formation d'un "soviet" prenant la gestion de la ville en charge – ont ainsi été suivis, en 1920, d'une vague de représailles, d'arrestations et de déportations. Certes, en 1919, la bourgeoisie a dû envisager le risque (plus imaginaire que réel) d'une révolution s'insérant dans la grande vague insurrectionnelle de cette année-là, mais il n'en est pas moins vrai que la crise mondiale de 1929 a surpris un prolétariat américain dispersé, faiblement syndiqué et sans perspectives politiques et sociales autonomes.

On peut aujourd'hui, mieux qu'il y a seulement dix ans, regarder avec une certaine distance ce que fut la trajectoire du mouvement ouvrier international classique de l'époque 1840-1920, en voir les forces et les faiblesses. Certes, entre 1905 et 1917-1920, il a su faire trembler le capitalisme dans ses fondements, en Europe comme aux Etats-Unis ; mais il a été vaincu, et les révolutionnaires d'aujourd'hui se doivent d'analyser les raisons profondes de cette défaite pour mieux voir en quoi la prochaine vague révolutionnaire internationale devra marquer une rupture avec le passé.

Nous l'avons dit et nous le répétons : c'est dans le cadre du passage de l'accumulation fondée sur la plus-value absolue à celle fondée sur la plus-value relative, et cela à l'échelle mondiale, qu'il faut à notre avis situer la défaite du vieux mouvement ouvrier.

Toute la question tourne autour de la nature de la social-démocratie, allemande notamment, dans la période 1875-1914. Dans la mythologie courante de la gauche officielle contemporaine, la social-démocratie allemande était un mouvement "révolutionnaire" qui, en 1898 et 1914, est passé au "réformisme". Laissons de côté pour l'instant la question de savoir si la social-démocratie allemande a jamais été révolutionnaire (ce dont la Critique du programme de Gotha permet de douter dès 1875), pour faire remarquer qu'elle a en réalité fait beaucoup plus que cela : c'est en effet dans l'Allemagne impériale, entre 1890 et 1914 notamment, qu'a été élaboré le welfare state moderne, et en cela l'idéologie social-démocrate de "l'Etat populaire" lassalien a joué un rôle de premier plan. N'oublions pas qu'entre 1840 et 1925, l'Allemagne a engendré le communisme, la social-démocratie, le welfare state et le fascisme : l'Etat du XXe siècle a trouvé en elle son terrain d'élaboration privilégié. L'Allemagne est pour ainsi dire le premier pays "sous-développé" à avoir résolu les problèmes du sous-développement par l'association, désormais classique, de l'Etat mercantiliste et du populisme, avec imbrication dans ce processus d'un mouvement "socialiste". Développement de l'industrie, organisation de la recherche scientifique sous les auspices de l'Etat, développement technologique subventionné et encouragé par l'Etat, croissance d'une couche bureaucratique et administrative destinée à guider l'ensemble de ce processus, tel est le cocktail qui, à partir des années 1850, a fait de l'Allemagne l'avant-garde de la transition mondiale vers la plus-value relative, face à l'Angleterre et la France, pays de la domination formelle. Et une fois que l'Etat bismarckien, puis wilhelmien, a réussi à associer le "mouvement ouvrier" – l'appareil social-démocrate, en fait – à ce processus et à ses prolongements militaires et impérialistes, la boucle de la "social-démocratie allemande" s'est trouvée bouclée.

La social-démocratie allemande n'a donc pas joué un rôle central que pour le mouvement ouvrier international de la période 1890-1914 : le capitalisme international s'est lui-même empressé d'imiter le modèle allemand. Le processus par lequel le mouvement ouvrier allemand est devenu l'avant-garde du mouvement international après 1870 et celui qui a permis au capitalisme allemand de dépasser le capitalisme anglo-français sont du même ressort. Quant aux autres courants du mouvement ouvrier de la période 1890-1914 – anarchisme et syndicalisme révolutionnaire surtout – on remarquera précisément qu'ils étaient fortement représentés dans les pays (Espagne, Italie, France, Mexique, secteur primaire nord-américain pour les IWW) qui en étaient encore au stade de la plus-value absolue et de la domination formelle du capital. Les critiques qu'ils ont adressées à la social-démocratie allemande – comme dans l'intervention des anarchistes au congrès de 1896 de la IIe Internationale –, tout en mettant abstraitement le doigt sur les tendances "intégrationnistes" du courant hégémonique, sont en général restées bien au-dessous de ce qu'exigeait la situation. La transition vers la plus-value relative à l'échelle globale et le rôle joué par le SPD et ses partis frères dans ce processus étaient encore moins bien compris par les libertaires que par les courants révolutionnaires internes à la social-démocratie.

Nous semblons nous être éloignés de la question de la classe ouvrière américaine, et pourtant nous ne faisons que dessiner le cadre global dans lequel nous pourrons situer sa trajectoire. Car l'expérience allemande – de l'Etat comme du mouvement ouvrier – a beaucoup pesé dans l'élaboration des formes spécifiquement américaines de la transition vers la plus-value relative. Le marxisme a été introduit aux Etats-Unis, à partir des années 1850, par des réfugiés sociaux-démocrates allemands. Et c'est dans les zones à forte implantation allemande, comme Milwaukee, qu'a le mieux prospéré le sewer socialism (socialisme municipal, du tout-à-l'égout) du Parti socialiste américain de la période 1900-1914. Du côté du capital, la Reichsbank a constitué une référence essentielle dans le débat qui a conduit, en 1913, à la création de la Federal Reserve Bank, et les cartels allemands ont été scrupuleusement étudiés quand il s'est agi d'élaborer une réglementation capitaliste. L'université américaine moderne a été directement modelée, entre 1890 et 1914, sur l'université allemande, notamment dans le domaine de la recherche scientifique et technologique.

Dans la période 1890-1914, le Parti socialiste et le progressivisme, qui avec le populisme représentaient l'ensemble de la gauche organisée, ont été deux expressions d'une réforme multiforme de l'Etat capitaliste dans le contexte du passage à la domination réelle du capital. Alors qu'en Europe c'est en général la gauche au pouvoir qui a accompli cette transition, aux Etats-Unis le capitalisme a pu le faire sans avoir à recourir à une participation importante de la gauche de la dévalorisation, ce qui suffit à expliquer l'absence relative de "parti politique ouvrier" aux Etats-Unis.

Les luttes ouvrières de la période 1865-1920 se sont traduites par une syndicalisation apolitique des ouvriers de métier et par l'échec quasi total des tentatives de syndicalisation des ouvriers de la grande industrie. Autrement dit, s'il y a bien eu un début d'élaboration de formes d'Etat sur le modèle allemand – banque centrale, réglementation des cartels, impérialisme – et de pâles imitations du mouvement ouvrier allemand – le PS – il a manqué ce qui fait la base d'une social-démocratie achevée : une bureaucratie syndicale et des ouvriers industriels organisés en syndicats. Il a fallu attendre la crise de 1929-1945 pour voir cet ensemble d'éléments se mettre en place, et ce n'est pas un hasard si c'est un fils d'immigré social-démocrate allemand, Reuther, qui a joué en cela le premier rôle.

L'effondrement général de la social-démocratie après 1914 et la scission au sein de l'Internationale de 1919-1921 ont eu, sous une forme atténuée, les mêmes conséquences sur le mouvement ouvrier américain que sur le mouvement ouvrier mondial : l'influence "allemande" – la social-démocratie – a été dépassée par l'influence "russe" – le bolchevisme. Ce sont précisément les ouvriers immigrés juifs russes et est-européens arrivés massivement dans les années 1880-1920 qui ont constitué la base du Parti communiste américain fondé en 1919 (la plupart des discours prononcés au premier congrès se sont faits en russe). Dans ses premières années, celui-ci rassemblait, outre ce courant juif ouvrier, beaucoup de militants de l'IWW en rupture avec le syndicalisme révolutionnaire ainsi que des éléments venus de l'aile gauche du PS et du Socialist Labor Party fondé par Daniel De Leon.

Sitôt fondé, ce parti, qui regroupait sans doute les meilleurs éléments du mouvement ouvrier américain d'avant 1914, a été dispersé et marginalisé par la vague de répression de 1920, qui a touché l'ensemble de la classe ouvrière suite aux événements de "l'année rouge". Dans la période 1920-1929, les ouvriers de la grande industrie, malmenés par un taux de chômage croissant et par les campagnes gouvernementale de répression "anti-rouges" et patronale de rationalisation, sont restés totalement inorganisés. S'il a su jouer un rôle important dans les luttes syndicales du textile dans le Sud en 1926, le PC s'est trouvé un peu plus marginalisé au sein du mouvement ouvrier en général par le rôle qu'il a joué dans la "troisième période", 1928-1934 (assimilation de la social-démocratie au fascisme, dont on sait les conséquences qu'elle a eues en Allemagne). Quant au Parti socialiste, il a définitivement cessé d'attirer à lui des éléments ouvriers.

Ce qui compte dans cette évolution, c'est que la spécificité du développement économique américain, l'absorption, entre 1880 et 1920, d'une main-d'œuvre immigrée d'origine paysanne et catholique et sa transformation en ouvriers d'industrie ont créé une situation défavorable à l'enracinement des formes "européennes" d'Etat – social-démocratie et plus tard stalinisme. Ces formes ont trouvé leur spécificité américaine dans un simple soutien "ouvrier" – autrement dit sans prise de pouvoir – à la formation d'un Etat apte à gérer la phase de la plus-value relative (comme en Allemagne entre 1890 et 1914), gestion qui donne son véritable sens à leur enracinement. Le New Deal américain et la formation du CIO, qui n'aurait pu se faire sans la participation du Parti communiste, sont, ni plus ni moins, l'expression du passage du capitalisme américain à la phase de domination réelle. Il n'est pas faux de dire, comme le fait Michael Harrington, que le Parti démocrate est le "parti social-démocrate" des Etats-Unis, mais c'est lui qui montre l'avenir aux partis européens plutôt que l'inverse !

L'Etat américain moderne, celui qui s'est établi en 1933-45, est fondé sur le système de Bretton-Woods, sur la plus-value relative et sur un système de collective bargaining rendu inoffensif par la participation des syndicats. Cet ensemble d'interrelations subit actuellement les assauts de la crise, ce que l'arrivée au pouvoir de Reagan avec le soutien d'une partie de la classe ouvrière ne fait que traduire.

Keynésianisme, plus-value relative et social-démocratie allemande sont les trois caractéristiques, indissociables, de la période 1890-1973.

La classe ouvrière, mal organisée, faiblement syndiquée, divisée en une trentaine de groupes ethniques, raciaux et religieux différents, n'avait, au moment où la crise de 1929 a éclaté, que deux modes d'expression organisationnels : les appareils politiques urbains du Parti démocrate et les syndicats dits "de métier" (craft unions) regroupés au sein de l'American Federation of Labor (AFL), dirigée par Gompers. A la sortie de la crise en 1945, elle était devenue la clé de voûte d'une nouvelle coalition politique, forgée en 1932 dans le cadre du New Deal rooseveltien. Cette coalition, qui s'appuyait sur des "groupes d'intérêt" n'ayant jusque-là jamais coexisté politiquement, était composée de la classe ouvrière des grands centres industriels, des Noirs (qui avaient soutenu le Parti républicain depuis la fin de la guerre de Sécession) et des populistes agraires du Sud, du Sud-Ouest et du Midwest. A quoi venait s'ajouter une frange capitaliste à vocation internationaliste, présente dans la finance, l'immobilier et l'industrie, dont des individus comme David Rockefeller aujourd'hui ou J. McCloy autrefois sont assez représentatifs. Forte de ce contexte, la classe ouvrière s'est organisée en syndicats industriels et s'est lancée, entre 1934 et 1937, dans une vague de grèves à laquelle Roosevelt n'a pas osé s'opposer, mais qu'il a su gérer à son profit. Lutte pour la syndicalisation des dockers et grève générale de 1934 à San Francisco, vaste grève à Minneapolis la même année – d'où est sortie l'organisation des Teamsters (camionneurs) sous sa forme moderne –, grève des ouvriers de l'usine automobile Auto-Lite à Toledo, où un petit groupe de trotskystes a mobilisé chômeurs et ouvriers dans un affrontement général avec la garde nationale, vague de grèves de 1936-37 à Detroit, d'où est sorti le United Auto Workers (UAW), massacre de Little Steel à Chicago en 1937, telles sont les luttes qui, dans les années 1934-37 de sortie progressive de la dépression mondiale, ont donné un autre visage à la lutte de classe aux Etats-Unis, mais auxquelles la nouvelle récession de 1937-38 et la mobilisation générale ont mis fin. Sans pour autant stopper la vague de syndicalisation, qui s'est étendue à Ford Motors en 1940 et s'est prolongée jusqu'à l'immédiat après-guerre.

Cette vague de syndicalisation ouvrière, qui a réussi là où les luttes de 1877-1920 avaient échoué, s'inscrit entièrement dans le cadre du passage à la phase de domination réelle du capital sur le travail et de restructuration de l'Etat capitaliste au service de l'accumulation de la plus-value relative. Certains, dont Gabriel Kolko [1], ont fait remarquer que la syndicalisation des ouvriers d'industrie a contribué à assainir l'industrie lourde, poussant à la faillite les entreprises incapables de supporter la hausse correspondante du prix de la force de travail. Pourtant, d'après Simon Kuznets, la part du capital variable dans le produit global américain est restée constante depuis 1875. La gauche officielle attribue la hausse du niveau de vie ouvrier dans la période 1945-1965 à l'existence de syndicats d'industrie, mais tout ce que nous avons dit jusque-là tend à montrer qu'elle s'explique en fait par l'intensification du procès de travail, donc par l'accumulation de la plus-value relative, qui permet de produire les biens de consommation à moindre coût. Mais ce qui compte, c'est que les syndicats d'industrie regroupés dans le CIO ont fini par s'imposer entre 1934 et 1937, dans la phase de sortie de la profonde crise mondiale, et par grossir progressivement jusqu'en 1945-46. A la différence de la période 1840-1920 où il s'agissait de lutter contre la plus-value absolue, dans un monde dominé par la plus-value relative, où la classe ouvrière mondiale a cessé de croître, où V, le capital variable, n'augmente plus en termes de valeur, la forme syndicale ne peut être qu'une forme de recomposition du travailleur total s'inscrivant dans les transformations générales du capitalisme.

Le CIO est l'expression de la recomposition du rapport-capital dans la phase de domination réelle du capital [2]. Comme dans le cas de la social-démocratie européenne, c'est la lutte ouvrière qui a accéléré le passage de l'accumulation de la plus-value absolue à celle de la plus-value relative.

Nous avons essayé de montrer que le passage de la plus-value absolue à la plus-value relative qui s'est produit au cours du XXe siècle a mis fin au réformisme ouvrier en supprimant toute possibilité d'élargissement du capital variable, celui-ci ne pouvant plus être que recomposé. Tel est le cadre planétaire "structurel" dans lequel il faut inscrire la "bureaucratisation" des syndicats nés en 1934-37 et leur imbrication avec l'appareil d'Etat capitaliste par le biais du collective bargaining corporatiste. Ne manquons pas enfin de signaler, à propos de l'élaboration de ce corporatisme, que le Parti communiste a joué un rôle – le seul possible pour lui à l'époque – dans la transformation de l'Etat rooseveltien. Le capitalisme, pour sa part, n'a pas tardé à tirer profit de cette syndicalisation de masse. Sans le CIO et la participation des syndicats à la gestion étatique pendant la Seconde Guerre mondiale, il aurait été bien plus difficile de mobiliser la classe ouvrière en faveur de la guerre. Et malgré cela, il a fallu toutes les forces du Parti communiste et d'une fraction importante de la bureaucratie syndicale pour faire accepter le no strike pledge (engagement à ne pas déclencher de grève) en 1941, la dénonciation du "fasciste" John L. Lewis [3] pendant la grève des mineurs en 1943, la répression des grèves sauvages la même année et, enfin, l'offensive patronale de 1942-45 contre les acquis de la période 1934-37. Dans l'immédiat après-guerre, la démobilisation s'est accompagnée d'une vague de grèves et d'une poursuite de la syndicalisation. Une fois leur travail d'encadrement par l'intermédiaire de la bureaucratie du CIO accompli, les chiens de garde du PC ont été congédiés sans façon entre 1948 et 1953, suite aux campagnes de McCarthy et au nettoyage interne effectué par la bureaucratie syndicale non communiste. Echaudes par le rôle joué pendant la guerre par un PC encore plus va-t-en guerre que les bureaucrates de droite de l'AFL, la majorité des ouvriers ont assisté passivement à cette exclusion des cadres communistes des syndicats, quand ils ne l'ont pas encouragée. Toute l'histoire de la gauche de la dévalorisation montre que c'est dans les périodes de crise qu'elle est appelée à jouer son rôle en mettant en œuvre les transformations nécessaires des structures d'encadrement de la classe ouvrière, pour être ensuite renvoyée dans les coulisses une fois le travail accompli. Qu'il s'agisse de la collaboration de l'AFL avec l'Etat pendant la Première Guerre mondiale ou de celle du CIO pendant la Seconde, le monde ouvrier américain d'aujourd'hui reste profondément marqué par cette expérience. Tel est le cadre historique dans lequel s'inscrit encore aujourd'hui le mouvement ouvrier américain.

Le débat sur le statut et le rôle des syndicats dans le mouvement ouvrier tel qu'il s'est développé en Europe et aux Etats-Unis depuis 1968 reste largement formel dans la mesure où reste centré sur la question des "formes d'organisation". Le grand absent, dans ce débat, c'est le corporatisme, au sens où nous l'avons esquissé dans ce texte : la forme prise par le rapport-capital dans la phase de domination réelle du capital, d'accumulation de la plus-value relative et de recomposition globale de la force de travail (i.e. la dévalorisation). Sans prise en compte de ces concepts, tout débat sur le syndicalisme est condamné à la stérilité. Le fossé qui sépare le mouvement ouvrier américain de la période 1877-1990 de celui de 1934-37 reste imperceptible si l'on s'en tient à une question de formes. Les formes ne nous enseignent rien en tant que telles, séparées de la question de la constitution de l'ouvrier total à l'échelle internationale et de la composante V dans le produit total, à travers laquelle il est possible de saisir l'articulation "structurelle" de telle ou telle forme. Le contenu d'une lutte ou d'une forme syndicale ne peut se déceler sans prise en compte de ces éléments d'analyse. La grandeur des luttes qui ont permis la formation du CIO ne doit pas nous éblouir, ni la question de savoir rétroactivement "ce que les révolutionnaires auraient dû faire" nous obnubiler, car c'est la dynamique mondiale du capital qui donne aux luttes leur véritable sens ; or, nous avons essayé de montrer à partir du cas allemand comment les luttes ouvrières ont pu, dans toute la période 1890-1945 et dans l'immédiat après-guerre, servir d'éperon au capital en marche vers la plus-value relative, sans sortir à aucun moment du cadre du capitalisme. Le monde de 1929-1945 qui a donné naissance au CIO était un monde en phase de transition vers l'hégémonie de la plus-value relative, devenue effective en 1945. Sans la transformation du capitalisme mondial qui s'est faite dans cette période, sans le démantèlement du colonialisme, sans l'entrée de l'Europe dans l'orbite des Etats-Unis, sans la soudure établie entre le dollar et les réserves internationales par le système de Bretton Woods, sans la formation aux Etats-Unis d'un Etat capable de renforcer le rôle du crédit dans l'économie nationale, sans l'absorption par l'industrie de l'importante main-d'œuvre rurale chassée des campagnes par la dépression des années 30, le boom d'après-guerre n'aurait pu avoir lieu, ni le pouvoir d'achat des ouvriers américains augmenter de 30 % entre 1945 et 1965. Ce sont tous ces développements qui, en permettant l'intensification du procès de production à l'échelle mondiale, a permis au capitalisme américain de payer la note de la formation du CIO, dont les bénéfices matériels pour la classe ouvrière étaient encore à peine sensibles en 1945.

Le corporatisme, celui du New Deal comme tous les autres, est l'expression de la recomposition du rapport-capital qui convient à la phase de domination réelle du capital, autrement dit à la dévalorisation globale de la période 1945-1973 et de ses prolongements. Mais ce n'est qu'une fois cette période achevée, et les voiles idéologiques de la gauche de la dévalorisation dégonflées sous l'effet de la crise, que l'on a pu prendre conscience du phénomène. La critique du stalinisme, de la social-démocratie et du bonapartisme tiers-mondiste formulée par les meilleurs éléments rescapés de l'effondrement du vieux mouvement ouvrier – je pense notamment aux courants européens et américains nés après 1940 d'une rupture avec le trotskisme, ainsi qu'à l'ultragauche italienne et allemande – n'a elle-même en général constitué qu'une forme d'opposition formelle à la gauche de la dévalorisation, faute du cadre théorique d'ensemble et d'une conception nouvelle de la période susceptibles de fonder cette critique. Aux uns et aux autres, il manquait en effet le concept de reproduction élargie – indispensable à toute analyse de la dévalorisation. Le principal obstacle à toute tentative de penser la profondeur de la défaite étant la "question russe".

A partir de 1917, et plus encore du développement du stalinisme, la gauche de la dévalorisation a opéré un tour de passe-passe idéologique sans égal. Mais ce n'est pas Staline qui a déclenché le processus. L'origine du phénomène est à rechercher dans la social-démocratie allemande, et chez Lénine et Trotski. L'ensemble d'idées qui en est l'expression se trouve résumé dans les théories de l'impérialisme de Lénine, de "l'ère de la décadence impérialiste" de la IIIe Internationale, de la révolution permanente de Trotski et dans le concept de "lutte de libération nationale" – bien des éléments (et notamment le dernier) que l'on trouve déjà dans le débat de 1908-1911 entre Luxemburg et Lénine, portant sur la question nationale polonaise.

Dans ce cadre théorique, que les "faits" ont semblé confirmer jusqu'en 1965 environ, lorsque s'est amorcée l'industrialisation du tiers monde, le cercle intérieur du développement capitaliste – dans lequel entraient les puissances qui s'étaient industrialisées dans la période 1815-1914, soit essentiellement la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis, l'Allemagne, l'Italie et le Japon – s'était clos avec la guerre de 1914-1918. A partir de là, les pays sous-développés exclus de ce cercle n'avaient rien à espérer du capitalisme. Telle fut, notamment dans la période 1917-1965, l'idée force des tenants du "capitalisme monopoliste". Le développement des pays sous-développés ne pouvait se faire que par "la révolution permanente" (version trotskiste) ou, plus grossièrement, par l'instauration du socialisme (version stalinienne). Dans cette théorie, la révolution russe était, nous l'avons vu, la référence essentielle. L'industrialisation de l'URSS entre 1928 et 1958, au moment où le monde capitaliste connaissait (jusqu'en 1945 tout au moins) une forte stagnation, et l'absence de développement d'une grande partie du tiers monde après 1945 ne semblaient-ils pas confirmer ce point de vue ? Même les plus honnêtes des courants issus du trotskisme, ceux qui dénonçaient l'éloge de la bureaucratie stalinienne et le bonapartisme tiers-mondiste de la IVe Inernationale de Mandel et de ses concurrents mineurs, n'échappaient pas au piège idéologique de l'ensemble "ère de la décadence impérialiste - théorie de l'impérialisme de Lénine - révolution permanente".

La théorie léniniste de l'impérialisme était fondée sur une profonde méconnaissance de l'époque. En effet, l'accumulation de la plus-value relative, une fois achevée aux Etats-Unis, soit vers 1965-67, s'est prolongée dans certaines parties du tiers monde : le Brésil, le Mexique, l'Asie du Sud-Est sont aujourd'hui des pays qui s'industrialisent et sortent de la "dépendance" impérialiste. Voilà la réalité matérielle brute qui fait s'effondrer l'édifice théorique de Lénine et Trotski.

Nous nous sommes efforcés de montrer que tout le XXe siècle, à partir de 1914, est une époque où, à la différence de la période 1815-1914, la dévalorisation se fait par la recomposition et non simplement l'exclusion déflationniste d'une partie de la force de travail de la sphère de la production. Aujourd'hui, avec l'industrialisation de certaines parties du tiers monde et la désindustrialisation de certaines régions des pays de l'OCDE (Nord-Est américain, Angleterre, nord de la France, Ruhr allemande, etc.), on voit clairement que c'est à l'échelle de la planète que cette recomposition s'opère. De son côté, la crise du modèle stalinien au sein du bloc soviétique, manifeste aujourd'hui en Pologne, s'explique par la nécessité pour celui-ci d'entrer de plain-pied dans le marché mondial afin d'éviter un arrêt total des forces productives. L'industrialisation "autonome" du tiers monde et l'insertion de plus en plus nette de l'économie stalinienne dans le marché mondial sont deux aspects d'un seul et même processus de recomposition du terrain d'affrontement entre la classe ouvrière et la classe capitaliste à l'échelle globale. C'est là un aspect des choses qu'il était quasiment impossible de tirer au clair entre 1917 et 1968. "Dans toutes les révolutions antérieures, écrivait, quelques semaines avant sa mort, Rosa Luxemburg dans Rote Fahne, les combattants s'affrontaient à visage découvert : classe contre classe, programme contre programme. Dans la révolution présente, les troupes de protection de l'ancien ordre n'interviennent pas sous l'enseigne des classes dirigeantes, mais sous le drapeau d'un "parti social-démocrate" ; Si la question centrale de la révolution était posée directement et honnêtement : capitalisme ou socialisme, aucun doute, aucune hésitation ne seraient aujourd'hui possibles dans la grande masse du prolétariat." La dégénérescence de la révolution russe et l'élaboration par le Komintern de l'idéologie de "l'anti-impérialisme" au cours des années 20 ont fait que, jusqu'en 1973, aucune question centrale ne pouvait être posée "ouvertement et honnêtement". Pour trop de gens, l'émancipation générale du prolétariat passait par le "soutien critique" au prince Souvanaphouma du Laos, aux colonels éthiopiens ou à divers "fronts de libération nationale" bureaucratico-paysans. Mais aujourd'hui, en rompant le "cercle intérieur" du monde développé de 1914-65, l'industrialisation de pays autrefois sous-développés met fin une fois pour toutes à la légende de la "bureaucratie progressiste" dont nous avons relaté les péripéties depuis la naissance de la social-démocratie allemande.

A partir de 1938, soit après la dernière modification qualitative du terrain de classe aux Etats-Unis, de petites minorités généralement issues du trotskisme ont travaillé à "relever le mouvement ouvrier" en s'opposant à la période de recul qui s'amorçait : le Socialist Worker's Party, qui représente le trotskisme officiel, le Workers' Party, né en 1940 d'une scission du SWP sur la question de l'URSS, et, après la guerre, des tendances encore plus restreintes comme celles de James et de Dunayevskaya, qui ont maintenu une présence dans le monde ouvrier de Detroit au moment du grand recul des années 50. Leur critique du stalinisme en URSS et du rôle joué par le PC dans les syndicats en 1939-45 leur a permis de mener une lutte à la base dans les ateliers, dont les staliniens, trop soucieux des intérêts de la bureaucratie, se sont montrés incapables. Dans la période 1948-70, ils ont été réduits à d'infirmes minorités sans prise réelle sur les événements (à la différence de la période 1940-48, où, bien que très minoritaires, ils ont pu jouer un rôle réel). Mais ces tendances, et les groupes qui se sont formés à partir de 1965-70 dans le même cadre théorique, n'ont jamais réussi à saisir les transformations de leur époque par rapport à celle de 1934-37, sans même parler de 1877-1920. A leurs yeux, a quelques exceptions pres, il s'agissait toujours de "conquérir les syndicats" par la lutte antibureaucratique. Cette stratégie d'inspiration trotskiste s'explique par une fétichisation des formes [4][4][36], en l'absence d'analyse de la conjoncture capitaliste après 1945 et surtout après 1957-58 et de théorisation du rôle joué par le CIO dans la transition vers l'accumulation de la plus-value relative.

Ces groupes, qui incarnaient certains des meilleurs aspects du mouvement ouvrier de la période ayant précédé l'avènement du "socialisme dans un seul pays" et des "pays progressistes du tiers monde", étaient pourtant prisonniers du moment historique qui les contenait, caractérisé par une bonne dose de mystification sur le véritable rôle de la social-démocratie allemande et par une acceptation acritique de l'ensemble théorique constitué par l'analyse léniniste de l'impérialisme, la notion d'"ère de la décadence impérialiste" et la théorie trotskiste de la révolution permanente. Leur rejet de la bureaucratie stalinienne et du bonapartisme tiers-mondiste est donc resté formel : ils rejetaient en général la théorie du "capitalisme monopoliste" dans la version stalinienne de Monthly Review, mais l'acceptaient dans les versions de Mandel, de Cliff ou de Kidron. Le moment historique qui les contenait – les événements de 1934-37, le recul de 1938-39, la grève de Flint de 1936-37 – est resté à leurs yeux le modèle de quelque chose qu'il s'agissait de refaire. Pendant trente-cinq ans, Detroit a donc été leur Mecque.

Au fond, ces groupes n'étaient pas différents de leurs équivalents d'extrême gauche et d'ultragauche français ou anglais (en Allemagne ils avaient été plus ou moins éliminés par le nazisme, et en Italie ce sont les bordiguistes qui ont joué ce rôle). Pendant toute la période 1945-1973, le succès apparent de l'idéologie capitaliste dû au boom d'après-guerre a totalement enterré les questions relevant de la reproduction sociale. Les liens qu'entretenaient les "partis ouvriers" stalinien, social-démocrate ou travailliste avec l'Etat ont fait que le débat est resté posé en termes de bureaucratie : la question soviétique n'était pas un problème de forces productives et de rapports de production, mais de bureaucratie ; si les syndicats des pays capitalistes étaient "réformistes", c'était du fait de leur caractère bureaucratique. Certes, dans l'ambiance qui régnait en milieu ouvrier dans la période 1936-1956, la plus noire de l'histoire du mouvement ouvrier, cette obsession est facile à comprendre. Mais cette vision des choses convergeait avec le point de vue stalinien et populaire dominant, qui réduisait tout à une question de pouvoir au lieu de chercher les origines des formes de pouvoir dans les rapports de production. C'est l'immense défaite du mouvement international en 1917-23 et ses conséquences idéologiques sur la période suivante – méconnaissance profonde de la période, analyse erronée de l'impérialisme et de la conjoncture mondiale, confusion quant à la nature de l'Etat capitaliste né entre 1933 et 1945, bref, absence de théorisation de la plus-value relative – qui, jusqu'en 1973, ont déterminé le débat au sein de l'extrême gauche antistalinienne. Voyons à présent comment ces courants, renouvelés par l'arrivée de militants ex-étudiants de la nouvelle gauche de la période 1956-69, ont pu participer au renouveau des luttes ouvrières de la période 1968-1973, avant l'éclatement général de la crise.

L'expulsion massive des syndicats dont ont été victimes les staliniens à l'époque de McCarthy (1948-53) répondait à la volonté d'enrôler l'ensemble de la bureaucratie syndicale et de la classe ouvrière dans la mobilisation idéologique de la guerre froide ; pour autant, elle n'a pas réussi à réprimer les luttes ouvrières acharnées de la période 1955-65 et à empêcher que s'ouvre une nouvelle période de crise. La grève de l'industrie automobile de 1955, les luttes des Teamsters en réponse à la répression gouvernementale dirigée (sous prétexte de lutte contre la corruption) contre l'appareil syndical de Jimmy Hoffa, la longue grève des métallurgistes de 1959, sans être des luttes d'une nouvelle période, ont suffi à troubler le sommeil des idéologues de la "fin de l'idéologie" des années 50. Mais l'essentiel n'est pas là. Ce qui compte, c'est qu'entre la bureaucratie syndicale du CIO et la "base", une fracture s'est peu à peu dessinée, déjà perceptible en 1936-45 mais pas assez décisive pour déterminer les luttes. Cette fracture, et la transformation du rôle de la bureaucratie dans les luttes, déjà bien avancée en 1936-45 mais désormais clairement visible, est l'essence même du changement qui s'est opéré au cours de la période 1877-1920 puis 1934-37 et après, tel que nous avons tenté de l'analyser dans les chapitres précédents. La véritable fonction du CIO devient enfin claire : dans le cadre de la recomposition du rapport-capital dans le sens de la réduction du travail à sa forme capitaliste de travail abstrait, un échange s'opère dont la bureaucratie syndicale est en quelque sorte le garant : augmentation du pouvoir d'achat (de 1945 à 1965) contre rationalisation et intensification du travail dans l'usine.

La situation se complique avec la nette récession de 1957-58. Le capital commence alors à s'investir massivement à l'étranger, notamment en Europe. C'est donc le début de la désindustrialisation aux Etats-Unis. Mais aussi de l'entrée massive des femmes dans le monde du travail – dans lequel le féminisme a toujours voulu voir un pas vers l'émancipation, oubliant le "mauvais côté" de la chose, à savoir qu'à partir de 1957-58 un seul salaire ne suffisait plus à entretenir une famille ouvrière. On entre ainsi dans la question de la non-reproduction de la force de travail, dont la catégorie "keynésienne" de pouvoir d'achat est incapable de rendre compte. La croissance du nombre d'emplois se faisant, à partir de 1957-58, essentiellement dans le secteur tertiaire improductif, la classe ouvrière a en effet stagné, voire diminué. C'est là qu'il y a articulation entre plus-value relative et capital fictif : l'investissement se dirigeant désormais vers les secteurs improductifs, c'est surtout dans la bureaucratie d'Etat, les banques, les assurances… qu'il y a expansion de la population active. Entre 1958 et le "superboom" de 1969-73, c'est la subvention du dollar par d'autres pays, selon les modalités décrites antérieurement, qui a permis cette expansion purement fictive, l'intensification du procès de production à l'échelle mondiale autorisant une grande consommation capitaliste et improductive.

Si la fracture entre bureaucratie syndicale et masse ouvrière s'est aggravée, dans le secteur productif, sous l'effet de ce même processus d'intensification, elle n'a donné naissance à aucun nouveau courant jusqu'en 1965-70. Mais en 1965, une augmentation brutale des taux d'intérêt et le début d'une crise des profits annonçant l'imminence de la crise appelée à se déclencher en 1969-73 ont eu rapidement des conséquences sur la situation de la classe ouvrière. La grève d'août 1966 menée par l'International Association of Machinists (IAM) contre plusieurs compagnies aériennes, et dans laquelle le gouvernement a menacé d'intervenir directement pour sauvegarder la "sécurité nationale" (guerre du Vietnam), a peut-être marqué le début de la nouvelle phase de luttes ouvrières appelée à durer jusqu'en 1973. Les conditions de vie commençaient alors à se durcir, mettant fin à l'expansion quasi permanente du pouvoir d'achat de la période 1945-65. A quoi s'ajoutait la crise sociale engendrée par la guerre du Vietnam et par la question noire. Avec la fin de la croissance de la force de travail dans la production, sensible dès 1957-58, la population urbaine noire, dont la présence au sein de la classe ouvrière industrielle avait beaucoup grossi entre 1940 et 1958, s'est heurtée à une absence de débouchés. D'où la "question noire" dans sa version contemporaine, première expression de la non-croissance des forces productives aux Etats-Unis. Et question qui, pendant quelque temps, va troubler le sommeil des bureaucrates syndicaux. En 1968 apparaissent les premières organisations d'ouvriers noirs dans l'automobile [5]. En 1967, une grève dans les écoles et lycées municipaux de New York voit les professeurs affronter les organisations noires revendiquant la mise en œuvre du community control dans l'enseignement. En 1970, le plan national d'intégration raciale dans les syndicats du bâtiment, jusque-là exclusivement blancs, lancé par le gouvernement Nixon (Philadelphia Plan), mobilise les ouvriers noirs contre les blancs, alors que le but recherché était en fait la baisse des salaires. C'est donc dans une conjoncture économique et politique très précise que le noyautage groupusculaire des syndicats a démarré (1970-73), et a échoué. Le renouveau d'activité ouvrière de 1966-70 avait, en 1969-70, commencé à converger assez nettement avec d'autres dynamiques contestataires – le mouvement noir et le mouvement contre la guerre – nées de la "nouvelle gauche" en voie d'extinction. Les mois de mai et juin 1970 ont connu tout à la fois la crise de liquidité la plus aiguë de l'après-guerre [6], l'invasion du Cambodge, une grève étudiante d'ampleur nationale contre cette invasion, une baisse de la Bourse ramenant l'indice au tiers de son niveau de janvier 1969, le massacre de Kent State* et une importante grève sauvage des camionneurs à Chicago et Cleveland, entre autres. Deux mois plus tôt, le gouvernement Nixon avait envoyé la garde nationale pour briser la grève des postiers, sans y réussir. C'est dans ce climat que plusieurs groupuscules rescapés de l'effondrement de la nouvelle gauche sont partis à la conquête des syndicats. Nous tenons ici à dire que, si nous insistons sur ce "tournant en direction de la classe ouvrière" effectué entre 1970 et 1973 par plusieurs milliers de personnes, ce n'est pas par fétichisme avant-gardiste, mais pour montrer que, par rapport aux luttes ouvrières du mouvement ouvrier classique, à celles de la phase de consolidation du CIO et aux courants minoritaires antibureaucratiques de la période 1938-48, "l'ouvriérisme" de la Nouvelle Gauche représente une rupture. Il est à nos yeux à la dernière expression possible de la gauche de la période 1890-73, fondée sur la théorie de l'impérialisme de Lénine et l'idée corollaire selon laquelle il s'agit d'apporter la conscience de l'extérieur à la classe ouvrière des (ex-) pays avancés.

La vague de luttes ouvrières amorcée en 1966-70 s'est poursuivie jusqu'en 1973. La grève de General Motors de l'automne 1970, qui a duré trois mois, a mis une fois de plus en lumière le changement d'attitude du patronat, confronté à partir de 1965-66 à une baisse des profits. La relève fut prise par le mouvement "Poumon noir" des mineurs du UMW (United Mine Workers), suite au meurtre de l'un de ses chefs, Jock Yablonski, en décembre 1969. En 1971, les dockers de la côte Ouest menèrent à leur tour une grève de plusieurs mois, que seule l'intervention du gouvernement réussit à désamorcer. En janvier 1972, la célèbre grève de Lordstown, dans l'Ohio, fut la plus nette des ripostes ouvrières à la campagne en faveur de la rationalisation du GMAD (les usines d'assemblage de General Motors), appelée à durer jusqu'en 1973. Au printemps 1972, la grève des ouvriers du téléphone du CWA (Communication Workers of America) donna lieu à de nouveaux affrontements entre la base et la bureaucratie syndicale.

Avec trois decennies de recul, on voit bien que la période 1969-71 devait son caractère à la fin du boom d'après-guerre. Elle a connu à la fois la récession la plus dure depuis 1957-58 et un taux de chômage officiel de 6 %. La classe dirigeante avait alors plusieurs sujets d'inquiétude : la "stagflation" (coexistence du chômage et de l'inflation, due à la circulation d'une masse importante de capital fictif), le "pouvoir des syndicats" (autrement dit de la stabilité des salaires en période de récession) et surtout les blue collar blues (révolte contre le travail) s'exprimant à travers cette vague de grèves. En août 1971, Nixon prend une série de mesures visant à relancer l'économie en vue de sa réelection en 1972, qui se traduit entre autres par un gel des prix et des salaires sous le contrôle d'une commission à participation syndicale. En 1972, ces mesures commencent à faire sentir leurs effets, inaugurant le cycle hyperinflationniste de 1972-73. C'est à cette époque que l'édifice système de Bretton Woods / welfare state / bureaucratie syndicale commence à se craqueler de façon perceptible. En 1969-70, le haut niveau des taux d'intérêt américains, en attirant des masses de dollars "nomades" vers les marchés financiers new-yorkais, a masqué la crise du dollar. Mais à partir de 1971, la libéralisation du crédit pour la relance a fait naître de nouvelles tempêtes, les dollars partant à nouveau se réfugier à Europe : en mai 1971, les monnaies européennes du "serpent" flottent contre le dollar, provoquant une hémorragie de l'or américain ; en août 1971, Nixon décrète unilatéralement la démonétisation de l'or, conçue comme le pivot de sa politique de relance, ce qui a pour conséquence de couper les masses de dollars domiciliées à l'étranger de tout rapport même théorique avec la marchandise équivalent, l'endettement de l'Etat américain restant le seul étalon. La création de crédit sur les marchés financiers américains est désormais directement et ouvertement liée à la volonté des créanciers étrangers des Etats-Unis, les détenteurs de dollars à l'étranger, de conserver ces dollars et à la menace directe d'une dévaluation massive de ces dollars en cas de fuite généralisée vers d'autres monnaies. L'ensemble des mesures prises par le gouvernement Nixon en août 1917 – gel des salaires et des prix sur 90 jours, "phases I à IV" du plan de contrôle des prix et des salaires, taxe de 10 % sur les importations, dévaluation du dollar – constitue une réponse nationaliste à la récession mondiale de 1969-71. Le boom de 1972-73 que ces mesures ont déclenché, et qui a fait à nouveau exploser l'inflation en 1973, a été marqué par un retour à l'accumulation de la plus-value absolue sans précédent depuis l'après-guerre : heures supplémentaires obligatoires, forte augmentation des accidents du travail dans l'industrie, cadences accélérées sur les chaînes… Les luttes de 1972-73 s'inscrivent donc dans le prolongement de celles de 1966-71. A la veille d'un changement radical de période, le capitalisme comme le gauchisme centrait ses regards sur "la révolte contre le travail" et les grèves sauvages. Psychologues spécialistes de l'industrie, sociologues, bureaucrates syndicaux, émissaires de la social-démocratie suédoise affluaient dans les usines pour discourir sur l'autogestion, l'enrichissement du travail, la semaine de 30 heures… On croyait vivre le début d'une époque, quand c'était au contraire la fin d'une époque. La question toute formelle de la "bureaucratie", qui était au centre des préoccupation des gauchistes américains et européens de la période 1968-73, allait être radicalement écartée par la redécouverte du problème dans lequel cette question s'insère : l'état des forces productives et des rapports de production, et par conséquent le contenu programmatique d'un éventuel mouvement révolutionnaire, sachant que, au-delà du "contrôle ouvrier de la production", il s'agit de prendre en charge l'élargissement de la reproduction sociale.

A travers l'évolution des luttes, depuis celles de l'époque 1934-37 jusqu'à celles de la dernière phase du boom d'après-guerre (1966-73) en passant par la période 1945-65, on observe donc une déflation idéologique de la conscience social-démocrate, donc populiste, perceptible aussi dans l'ouvriérisme gauchiste des années 1970-73. Le phénomène du CIO et la lutte contre la bureaucratie syndicale naissante des années 1938-45 reprise par divers courants trotskistes ont imposé le moule idéologique antibureaucratique à l'opposition gauchiste aux tendances hégémoniques social-démocrate et stalinienne. La riposte gauchiste à la bureaucratie, c'est la démocratie, c'est-à-dire le contrôle ouvrier de la production. Mais, comme l'a très justement dit Jean Barrot [7], l'opposition bureaucratie/démocratie réduit la question du programme à une simple question de formes d'organisation. Le gauchisme antibureaucratique américain et ouest-européen des années 1968-73 rejoignait ainsi les tendances bureaucratiques dominantes dans leur façon de poser la question révolutionnaire non en termes de contenu (ce qui doit être émancipé des rapports sociaux dominants) mais de formes d'organisation – retombant dans la vieille question populiste du pouvoir, conçu en faisant abstraction des conditions plus générales.

On voit donc bien en quoi la conscience formaliste fait partie de la conscience social-démocrate et populiste que nous avons analysée longuement. Une fois la théorie du "capitalisme de monopole" ayant fait passer à la trappe la question de l'élargissement la reproduction sociale, essentielle dans tout programme visant à l'abolition des rapports dominants, l'enjeu du mouvement ouvrier, à partir de 1914 notamment, semblait être devenu une question de formes : parti, bureaucratie, conseils ouvriers, démocratie. Dans le cadre de la longue contre-révolution social-démocrate puis stalinienne, cela se comprend. Après la fin du boom d'après-guerre et les luttes ouvrières de 1968-73 qui se sont heurtées aux appareils bureaucratiques des partis "ouvriers" et des syndicats, il était naturel de voir les questions se poser en termes de démocratie et de contrôle ouvrier, comme avec la mode de l'autogestion. Personne ou presque, en 1968-73, n'entrevoyant les contours de la période à venir, le débat se poursuivait comme si la question du contenu programmatique, en termes de reproduction matérielle notamment, allait de soi. La dimension fictive du boom d'après-guerre, particulièrement forte dans le cas des Etats-Unis et de l'Angleterre, ne faisait guère l'objet d'analyses.

Mais s'il est, outre l'apparition de la crise en 1973-74, un phénomène qui distingue la période 1968-73 d'aujourd'hui, c'est bien l'importance accordée au tiers monde dans la dynamique mondiale. Le gauchisme français, allemand, italien ou américain de 1968 ne peut se comprendre sans prendre en compte le poids de la mythologie du Che, de Mao, de Ho Chi Minh et de la guérilla tiers-monde dans cette conscience. Même ceux qui, parmi les meilleurs léninistes [8], rejetaient intégralement la bureaucratie stalinienne et le bonapartisme tiers-mondiste "progressiste" ont accepté, à travers la médiation de la théorie de l'impérialisme de Lénine, l'idée que, pour le tiers-monde, un régime bureaucratico-paysan et l'autarcie mercantiliste étaient la seule voie possible vers l'industrialisation. On était encore loin de l'OPEP, de l'acier sud-coréen damant le pion à la concurrence internationale, de la production textile du tiers monde provoquant la fermeture d'usines partout en Occident, de l'électronique de l'Asie du Sud-Est. Loin, aussi, des affrontements de 1975 à l'ONU sur la question du "nouvel ordre économique international", comme du "socialisme" cambodgien, dernière tentative de mise en pratique du modèle stalinien intégral. Les niaiseries des ex-gauchistes "nouveaux philosophes" suffisent à prouver le rôle de cette mythologie tiers-mondiste et le peu de sérieux de ce "marxisme", qui n'était en réalité qu'une forme de populisme des plus vulgaires.

La décomposition des anciennes régions industrielles d'Occident, aux Etats-Unis et en Angleterre notamment, a mis fin à la période de bonne conscience de l'exotisme de gauche. Aujourd'hui, ce serait un non-sens de parler de "contrôle ouvrier de la production" sans lier cela à un programme de reconstruction des bases matérielles de la production sapées par la désindustrialisation et la dévalorisation, qui s'attaque en premier lieu au problème de la non-reproduction de la force de travail. La disparition au sein des syndicats américains des "luttes antibureaucratiques", qui sur ces questions faisaient l'impasse, en est la meilleure preuve.


[1] Voir le chapitre traitant du New Deal et du CIO dans son livre Main Currents of American History.

[2] Dans son livre Théorie de la ? réglementation capitaliste, (prénom ?) Aglieta en arrive à la même conclusion, bien qu'il ignore le cadre international dans lequel s'insère l'économie américaine (tel que nous l'avons traité aux chapitres 1, 2 et 3) et que de ce fait le phénomène de la désindustrialisation et le rôle du système de Bretton Woods lui échappent. Ce qui lui permet de prévoir une nouvelle phase d'accumulation fondée sur la production des "moyens de consommation collective" (transports, logement, etc.).

[3] Le célèbre chef des syndicats des mineurs.

[4] [4][36] On trouvera une analyse exceptionnelle du formalisme de la mentalité trotskiste dans l'ouvrage de C.L.R. James, Notes on Dialectics (1948), dont la richesse va bien au-delà de cette question.

[5] Pour une histoire de ces mouvements à Detroit, voir Detroit : I Do Mind Dying, de Georgakas et Surkin (1975).

[6] Voir plus haut.

[7] Dans "Contribution à la critique de l'idéologie ultragauche (Léninisme et ultragauche)", in Communisme et question russe, La Tête de feuille, 1972.

[8] Il s'agissait, aux Etats-Unis, de groupes comme International Socialists (vers 1970), News & Letters et le courant issu du cercle de C.L.R. James (Facing Reality et ses suites). Les courants antistaliniens français comme Socialisme ou Barbarie, ICO, l'Internationale situationniste, etc., n'avaient, eux, aucune dimension tiers-mondiste.