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Loren Goldner
lgoldner@alum.mit.edu
http://home.earthlink.net/~lrgoldner



TABLE DES MATIERES:

Préface

Introduction

Chapitre I : Précis d'analyse marxiste du mode de production capitaliste

I. a. Des livres I et II au livre III du Capital : le ''problème'' du capital total et de la reproduction élargie

I. b. La valorisation

I. c. La valeur

I. d. Le capital social total

I. e. Travail productif et improductif

I. f. Ouvrier total, salaire global, accumulation primitive

I. g. Valorisation et capital-argent

I. h. Taux de profit et système de crédit

I. i. Équilibrage du taux de profit et rôle de la banque centrale

I. j. Système de prêts internationaux

I. k. La monnaie mondiale et le rôle de chambre de compensation joué par le principal marché financier international

I. l. L'endettement de l'Etat

I. m. Plus-value absolue et plus-value relative

I. n. La dévalorisation

I. Conclusion

Chapitre II : Origines et idéologie de la gauche de la dévalorisation, 1890-1973

Chapitre III : Jalons pour une histoire de la dévalorisation. La période 1890-1973 et ses prolongements

Chapitre IV : La classe ouvrière américaine et la gauche de la dévalorisation (1890-1973)


LA CLASSE OUVRIÈRE AMÉRICAINE : RESTRUCTURATION DU CAPITAL GLOBAL, RECOMPOSITION DU TERRAIN DE CLASSE

CHAPITRE I : PRÉCIS D'ANALYSE MARXISTE DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE
I. n. La dévalorisation
Loren Goldner, 1981


1) La dévalorisation dans la phase de la domination formelle : la déflation

Avant 1945 et l'internationalisation du capital total, autrement dit avant que le système de Bretton Woods systématise la circulation des valeurs fictives à l'échelle globale, la dévalorisation se faisait généralement par une déflation nette. L'élément fictif mis en circulation dans le capital total – lui-même produit, à l'origine, d'une dévalorisation du capital fixe – ne pouvant boucler la boucle du processus de valorisation à travers la masse des marchandises, la crise déflationniste se déclenchait. L'élément fictif était alors détruit, et les représentations capitalistes du produit total se recomposaient de façon à ce que le prix total soit remis en adéquation avec la valeur totale et que la production reparte à un taux de profit acceptable.

2) La dévalorisation dans la phase de la domination réelle : la non-reproduction sous couvert d'émancipation

Dans la phase de la domination réelle du capital, par contre, la dévalorisation, tout en ayant exactement la même fonction, à savoir recomposer le capital total, s'effectue autrement. Dans tous les pays capitalistes avancés, l'interaction entre endettement de l'Etat et circulation des valeurs fictives dont nous avons longuement traité permet à la dévalorisation de se généraliser à l'ensemble de l'économie par l'inflation. Keynes avait déjà fait remarquer que la classe ouvrière accepterait plus facilement une érosion de son pouvoir d'achat par l'inflation qu'une réduction nette de salaire. L'inflation est donc une manière de redistribuer les différentes composantes du produit total entre les classes. Que ce processus dévalorise une partie importante du capital fixe en même temps que le salaire global (pour ne rien dire de la liquidation des biens des couches intermédiaires) prouve bien que, pour la classe capitaliste dans son ensemble, ce qui compte avant tout, c'est que le circuit du capital total et donc du processus de valorisation soit maintenu. Avec l'inflation dans l'Allemagne de 1923, que s'est-il passé ? La grande industrie a pu liquider son endettement extérieur en déboursant des sommes ridicules. La classe ouvrière a en général pu obtenir les augmentations de salaire nécessaires pour compenser l'inflation, tout en acceptant une réduction de son niveau de vie. Mais les classes moyennes, détentrices de bons du Trésor émis pendant la guerre, ont été ruinées. Le système financier a pu être réorganisé sous les auspices de Schacht, le président de la Reichsbank, mais le risque d'un endettement intérieur du pays avait été écarté dès 1924 grâce à un assainissement général. Ce qui montre bien que c'est la part respective de S + C et de V en termes de valeur, traduite en coûts de reproduction courants, qui importe à la classe capitaliste comme au prolétariat. Peu importent les modalités financières de la recomposition, du moment que celle-ci permet la relance une fois les valeurs fictives éliminées. C'est le rétablissement des conditions de l'accumulation, et donc la valorisation, qui importe avant tout au capital.

Mais la dévalorisation dans la phase de la domination réelle ne se réduit pas à la recomposition de la valeur par l'inflation, loin de là. Surtout dans ses versions de "gauche", d'abord esquissées en 1890-1914 par la social-démocratie, puis élaborées sous une forme plus mûre par les ex-gauchistes du fascisme italien, par le nazisme et par les Fronts populaires socialo-communistes des années 30, et implantées dans le monde entier par les Etats-Unis en 1945.

En quoi consiste la dévalorisation de gauche ? Malgré la diversité de ses formes, la réponse est simple : à faire passer la non-reproduction de la force de travail pour une forme d'émancipation et, par là-même, à lui donner ses lettres de noblesse idéologiques.

Dans la phase de la domination formelle du capital, la dévalorisation était aussi claire que la crise déflationniste : la force de travail était massivement expulsée de la sphère de la production pour permettre une recomposition de la valeur du produit total, dont un des éléments essentiels était la réduction du salaire global.

Dans la phase de la domination réelle, la dévalorisation s'est transformée. De même que la recomposition consiste à réduire le travail à sa forme proprement capitaliste de travail abstrait, la domination réelle correspond, dans la sphère de la production comme dans celle de la consommation, à la matérialisation du rapport-capital. Il ne s'agit plus simplement d'exclure le travail en attendant la prochaine reprise du cycle, bien que cette exclusion soit une tendance importante à l'échelle globale. Il s'agit de recomposer le travail comme communauté matérielle [1]. A l'époque de la crise de 1929-45, cela a pris la forme de la glorification du travail et des travailleurs : c'est ce qu'ont fait le fascisme et le stalinisme, mais aussi les fronts populaires. Fascisme, stalinisme et front populaire/New Deal ont été, dans leurs secteurs respectifs, trois expressions de la dévalorisation générale d'une force de travail ne pouvant plus se reproduire – recomposition indispensable à la relance de l'économie après 1945.

Sans entrer dans le détail de la dévalorisation et de ses expressions idéologiques dans l'entre-deux-guerres, ni de la contribution essentielle de la social-démocratie allemande des années 1890-1914 en ce domaine, rappelons simplement que "l'Etat populaire" lassallien, celui que Marx dénonce en 1875 dans la Critique du programme de Gotha, n'est pas sans rapport direct avec "l'Etat populaire" qui s'est imposé en Allemagne en 1933. On a souvent admis une certaine continuité entre Lassalle et Noske-Scheidemann, moins souvent entre Lassalle et les frères Strasser. Mais il ne faut pas oublier pas que Hitler, trois ans avant la publication de la General Theory, avait relancé l'économie allemande sur des bases keynésiennes ; que le Grosswirtschaftsraum allemand érigé en 1943 était, dans toutes ses dimensions (unification douanière et monétaire – en 1942, certains se proposaient déjà d'appeler "euro" la monnaie correspondante –, réglementation du recours à la main-d'œuvre immigrée), une anticipation du Marché commun élaboré en 1957-58 ; que beaucoup des réformes structurelles du Front populaire en France ont été affinées par Vichy et reprises sans difficulté par la IVe République. Les années 1890-1945 furent l'époque social-démocrate par excellence, si l'on veut bien considérer le fascisme, le stalinisme et le keynésianisme comme des extensions de la social-démocratie. Elles ont correspondu à un mouvement général de dévalorisation, que la "gauche" a préparé mieux que quiconque, tout en lui fournissant son indispensable justification idéologique : "l'Etat populaire", inscrit au programme de la social-démocratie allemande de 1875.

Dans la crise qui a éclaté en 1968-1973 et qui dure encore, la dévalorisation a pris des formes plus diverses, sans pour autant renoncer à puiser dans l'arsenal de l'époque social-démocrate et dans l'idéologie de la non-reproduction. On aurait en effet du mal à trouverdans cette période un phénomène ne portant pas la marque de l'idéologie de la dévalorisation. Après un demi-siècle d'enterrement de la problématique de la production et de la reproduction sociale sous l'effet de la domination réelle du capital, comment en effet s'étonner que toutes les expressions d'une révolte relevant de l'incapacité de la société à se reproduire aient sombré dans le malthusianisme ? Que le mouvement écologiste, le féminisme, l'idée d'autogestion, le mouvement homosexuel, le mouvement antinucléaire, le nationalisme ou la "contre-culture" mettent le doigt sur des problèmes réels liés à la non-reproduction dans un moment de crise du capital, cela ne fait aucun doute. Mais que les idéologues et les porte-parole de ces mouvements aient tous, à un moment ou à un autre, contribué à la glorification de cette non-reproduction, c'est tout aussi certain. Ivan Illitch et le démantèlement de l'école, E.F. Schumacher et "l'économie bouddhique" (largement reprise par le gouverneur Jerry Brown de l'Etat de Californie dans la période 1974-77), le Club de Rome et la croissance zéro (réalisée dans l'ère capitaliste vers 1977) ne sont que les expressions (jusqu'à présent) les plus extrêmes d'une reproduction sociale bloquée. Le "notre corps, nous-mêmes" des féministes en lutte pour la liberté de l'avortement n'est-il pas une façon d'accepter l'extrême réduction du moi au corps au lieu de l'inscrire dans la reproduction élargie de l'espèce (et nous ne parlons de reproduction biologique qu'à l'intérieur de la reproduction générale de la force de travail) ? Partout c'est le repli sur le "biologique", qui traduit l'intériorisation de l'austérité et de l'incapacité de la société à s'autoreproduire. On en trouve une expression extrême chez Foucault, pour qui la "civilisation" ne peut être que répression – comme si les formes de domination mises en œuvre par le capital (asiles, prisons, enseignement) pour assurer cette répression ne s'accompagnaient pas d'une reproduction élargie de l'espèce, et d'une multiplication des capacités humaines. Le même thème est repris par l'école de Francfort, qui nous parle sur le mode lyrique de "domination de la nature" – comme si les hommes qui transforment la nature n'étaient pas eux-mêmes une "nature élargie", l'extension humaine de l'évolution "naturelle". De son côté, la Banque mondiale souffle dans la trompette d'Ivan Illitch en conseillant aux pays du tiers monde d'adopter une "technologie appropriée", soit, en clair, un développement fondé sur l'exploitation intensive de la main-d'œuvre.

L'autogestion est présentée comme une méthode permettant de relever les entreprises en faillite. Les militants gauchistes luttent contre les bureaucraties syndicales au nom de la "démocratie" pendant que les fermetures d'usines mettent 15 % des ouvriers sur le pavé. Les Noirs américains luttent contre le racisme des syndicats avec, souvent, le soutien du gouvernement (cf. le "Philadelphia Plan" pour le secteur du bâtiment) et du capital privé (fondation Ford), qui ne vise qu'à la réduction du salaire global. Dans ces conditions, tout "progrès ne peut être qu'un progrès dans la dévalorisation.

Suite I. Conclusion


[1] Voir à ce sujet les textes de la revue française, ainsi que les textes de Bordiga réunis dans Bordiga et la passion du communisme (éditions Spartacus) et le livre de J. Camatte Capital et Gemeinwesen, paru chez le même éditeur.