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Loren Goldner
lgoldner@alum.mit.edu
http://home.earthlink.net/~lrgoldner



TABLE DES MATIERES:

Préface

Introduction

Chapitre I : Précis d'analyse marxiste du mode de production capitaliste

I. a. Des livres I et II au livre III du Capital : le ''problème'' du capital total et de la reproduction élargie

I. b. La valorisation

I. c. La valeur

I. d. Le capital social total

I. e. Travail productif et improductif

I. f. Ouvrier total, salaire global, accumulation primitive

I. g. Valorisation et capital-argent

I. h. Taux de profit et système de crédit

I. i. Équilibrage du taux de profit et rôle de la banque centrale

I. j. Système de prêts internationaux

I. k. La monnaie mondiale et le rôle de chambre de compensation joué par le principal marché financier international

I. l. L'endettement de l'Etat

I. m. Plus-value absolue et plus-value relative

I. n. La dévalorisation

I. Conclusion

Chapitre II : Origines et idéologie de la gauche de la dévalorisation, 1890-1973

Chapitre III : Jalons pour une histoire de la dévalorisation. La période 1890-1973 et ses prolongements

Chapitre IV : La classe ouvrière américaine et la gauche de la dévalorisation (1890-1973)


LA CLASSE OUVRIÈRE AMÉRICAINE : RESTRUCTURATION DU CAPITAL GLOBAL, RECOMPOSITION DU TERRAIN DE CLASSE

Chapitre II : Origines et idéologie de la gauche de la dévalorisation, 1890-1973
Loren Goldner, 1981


Avertissement au lecteur : Ce texte a été écrit en 1981, puis légèrement retouché en vue d'une actualisation. Il est donc à lire comme un "work in progress". Commentaires et critiques sont donc les bienvenus.

 


La substitution de la théorie du "capitalisme de monopole" à l'analyse de l'accumulation fondée sur la plus-value relative, c'est le renversement idéologique par excellence du XXe siècle. C'est la clé de voûte de l'idéologie comme de l'existence de la gauche de la dévalorisation. Et c'est par elle que s’est opéré le passage de la pensée de Marx, fondée sur l'analyse des rapports de production, à la théorie populiste du pouvoir, intrinsèquement malthusienne, à laquelle on a affaire aujourd'hui.

De notre point de vue, tout "marxiste" qui ne parle pas explicitement de la reproduction sociale est malthusien. Le malthusianisme de la gauche officielle, dont les prémices remontent à plus de 125 ans, est le résultat d'une évolution interne au marxisme, de même portée que celle qui a transformé l'économie politique classique en "économie" néoclassique. En reconnaissant avoir un "fond commun" avec le keynésianisme (fond commun explicite chez des personnes comme Kalecki et Joan Robinson), le "marxisme" moderne, représenté par les théoriciens du "capitalisme de monopole" que sont Baran, Sweezy et leurs héritiers, a effectivement introduit la théorie néoclassique au sein du "marxisme". Il s'agit là d'un renversement idéologique à la hauteur de celui qui a confondu l'économie politique classique de Smith et Ricardo avec la critique de l'économie politique formulée par Marx.

Répétons-le : l'économie politique (pour ne rien dire de la pauvre "économie" néoclassique) et la critique de l'économie politique de Marx ne parlent pas de la même chose. La pensée économique classique et néoclassique a pour objet les rapports marchands, qu'elle imagine comme éternels, présents dans toute forme de production, alors que la critique qu'en fait Marx fait apparaître ce qui, dans ces rapports et dans cette idéologie, se trouve renversé : la force de travail créatrice. La théorie de Marx ne se présente pas comme une science que "tout homme doué de raison" devrait accepter ; elle ne "dialogue" pas avec l'économie politique classique. Elle la dissout. La théorie de Marx est une théorie de l'auto-activité de la classe des producteurs et des rapports spécifiques et transitoires de cette auto-activité dans la production marchande. C'est la phénoménologie de la force de travail entrant en contradiction avec elle-même en tant que marchandise.

L'économie politique classique, qui naît avec les mercantilistes anglais et les physiocrates français et s'achève avec Smith, Say, Sismondi et Ricardo, propose une analyse des rapports entre prix et valeur qui correspond à la phase d'accumulation de la plus-value absolue des XVIIIe et XIXe siècles. La question des classes et de leurs revenus est au centre de sa problématique. L'économie néoclassique, qui prend la relève à partir de 1870, abandonne résolument la problématique de la valeur pour parler uniquement du prix, donnant à l'idéologie de l'équilibre de l'économie politique classique un caractère formel qui élimine la perspective historique et sociale que l'on sait.

A l’inverse, la critique marxienne de l'économie politique fait apparaître, derrière la valeur ricardienne, l'ensemble des forces créatrices humaines et leur processus d'autodéveloppement, la force de travail en tant que rapport *se rapportant à lui-même, renversé en processus de valorisation.

Toute l'"économie moderne", telle qu'elle a été théorisée à partir de 1870, avait pour but idéologique de supprimer les catégories de la production, de la valeur et du produit global de l'économie politique classique pour les remplacer par les catégories de la consommation individualisée. La théorie marxiste a généralement interprété cet abandon de l'économie politique comme un assainissement idéologique de la pensée bourgeoise qui, après la Commune, s'était trouvée confrontée au mouvement ouvrier. C'est sans doute l'une des raisons, mais pas l'essentielle. L'économie néoclassique proposait une théorie du capitalisme pour sa phase de domination réelle et d'accumulation de la plus-value relative. La suppression de la catégorie de la production dans l’idéologie bourgeoise, les échanges n'étant plus considérés que du point de vue de la consommation – la demande –, c'est la traduction idéologique des changements qui ont eu lieu entre 1873 et 1890 et dans la période de transition vers la domination réelle du capital sur le travail qui a suivi. L'accumulation primitive et l'accumulation fondée sur la plus-value absolue cédant la place à l'intensification du processus de production et à la plus-value relative, la production orientée vers le *secteur I des instruments de production cédant la place à la production orientée vers le *secteur II des biens de consommation, il était tout naturel que l'idéologie bourgeoise exprimât ce changement. Il est sans doute vrai qu’à partir des socialistes ricardiens des années 1830, la problématique de l'économie politique s'est trouvée de plus en plus au cœur des préoccupations du mouvement ouvrier. Mais il ne faut jamais oublier que le mouvement ouvrier classique de la période 1840-1920, en luttant contre la plus-value absolue – pour une journée de travail de 8 heures – a objectivement favorisé la transition vers phase de plus-value relative. Tel était bien son rôle, et il suffit, pour le comprendre, de lire ce que Marx a dit de la social-démocratie allemande dans sa Critique du programme de Gotha et dans sa correspondance privée. Contrairement à ce que prétend toute la mythologie léniniste et trotskiste de la social-démocratie de la période "héroïque", ce mouvement a en fait toujours encouragé l'évolution du capital vers la plus-value relative. On ne peut saisir la nature de la social-démocratie allemande si l'on oublie qu'en matière "économique", elle se référait bien plus à Dühring qu'à Marx.

La théorie du "capitalisme de monopole" est l'expression idéologique du rôle historique joué par la couche dirigeante de la social-démocratie allemande et par ses confrères internationaux, tels les fabiens anglais : préparer la classe ouvrière à la plus-value relative. Elle est restée cantonnée à ce rôle chez des auteurs comme Kautsky, Wilhelm Liebknecht, Bebel et Hilferding, mais plus tard, chez les héritiers de Lénine, elle deviendra l’idéologie de la couche dirigeante social-démocrate au pouvoir et servira notamment à justifier la forme stalinienne de ce pouvoir, lorsque le recul de la révolution internationale rendra nécessaire l'idée de "socialisme dans un seul pays" – recul dont le réformisme de l'"aristocratie ouvrière" des métropoles impérialistes est présenté comme responsable. Et en 1975 – date du centenaire de la Critique du programme de Gotha et de sa notion d'"Etat populaire" – elle sera condamnée à l'implosion idéologique dans le Cambodge de Pol Pot, les dimensions du "socialisme" se réduisant cette fois au camp de concentration.

La notion de "capitalisme de monopole" est le produit d'une idéologie populiste. Elle s'inscrit dans un courant de pensée plus vaste, largement développé dans l'Europe d'après 1890, qui, associé à l'économie" néoclassique, transforme l'analyse des rapports de production en analyse des formes du pouvoir. Dans la théorie du capitalisme de monopole, le capital cesse d'être une dynamique pour devenir un rapport hiérarchique.

L'économie néoclassique de Jevons et Menger a formalisé la problématique des classes et de leurs revenus en présupposant un équilibre entre la masse des consommateurs individuels et leurs "préférences". Ce qui constitue le critère objectif des prix dans l'économie politique classique, à savoir la valeur au sens de Ricardo, a été a été mis au rebut au profit d'un critère purement subjectif de "choix" et de "préférences". A la problématique de la reproduction des classes et de la force de travail, déjà idéologisée par l'économie politique, s'est substituée une série de formules où les choix des "consommateurs" sont abstraits de tout contexte de classe et de toute production. Cette formalisation de la pensée économique s'est en fait inscrit dans un mouvement plus général signalant la perte de contact avec la réalité extérieure de la part grandissante de la bourgeoisie que le mouvement vers la plus-value relative avait déjà transformée en rentiers. C'est Keynes et les keynésiens qui, à partir de ces présupposés complètement formalistes et subjectifs, ont reconstruit une "totalité", la prétendue "macroéconomie". Mais il y a un fossé entre la "macroéconomie" keynésienne et la notion de "produit global" théorisée par l'économie politique classique. C'est toute la différence entre le point de vue bourgeois centré sur la consommation et la notion ricardienne de "production pour la production" (les "supply side economics" de la droite américaine d'aujourd'hui sont en partie d'inspiration "ricardienne").

La théorie du "capitalisme de monopole", que ce soit chez Hilferding, Lénine et Boukharine ou chez Baran, Sweezy, Bettelheim et leurs acolytes contemporains, ne récuse en rien cette subjectivisation de la théorie ; bien au contraire, elle s'accorde avec l'économie néoclassique pour enterrer la problématique de la valeur. La problématique du capital total en rapport avec la reproduction élargie et avec le système de crédit ne les ayant jamais intéressés [1], les théoriciens de la IIe Internationale ont adopté la théorie antimarxiste du fabien anglais Hobson. Pour expliquer les changements en cours au sein du capitalisme, et notamment l'impérialisme de l'époque 1890-1914, les tenants du "capitalisme de monopole" se sont tournés vers Hobson, qui expliquait l'exportation de capitaux de la même manière que néoclassicisme expliquait les crises : en parlant de sous-consommation, d’insuffisance de la demande. La théorie de la sous-consommation, chez Hobson comme chez Sweezy, est le prolongement moderne du malthusianisme. C'est la version "de gauche" de l'oubli dans lequel l'économie néoclassique a plongé la valeur.

Nous nous sommes beaucoup servis du terme "malthusianisme" sans jusque-là vraiment l'expliciter. Ce terme a un double sens. Le lecteur moderne associe généralement Malthus à sa théorie de la population, mais nous utilisons évidemment le terme dans un sens plus large. Pour nous, Malthus est avant tout le théoricien des couches et des classes improductives du capitalisme. Parce qu'il situait la source des crises dans l'insuffisance de la demande, Malthus revendiquait une consommation élargie pour les "curés" de son époque. Keynes s'est ensuite explicitement réclamé de Malthus et les néo-keynésiens qui ont théorisé le "capitalisme de monopole" ont intégré à leur façon cette vision du capitalisme. Les curés du XIXe siècle, les couches bureaucratiques "progressistes" du XXe siècle, sont la base sociale matérielle de la théorie de la consommation improductive.

La pensée malthusienne n'est une théorie de la population qu'en superficie. En réalité, c'est avant tout de théorie de la fixité des ressources qu'il s'agit. Pour Malthus, en effet, il y a fixité tout autant dans la force de travail que dans la nature. Comparer la progression arithmétique de la production agricole à la croissance géométrique de la population, c'est extrapoler en faisant abstraction de toute innovation technologique – c'est ainsi qu'il prévoyait l'ensevelissement de Londres sous le crottin de cheval vers 1890. Ce qui, une fois encore, montre bien que la question de la production reste étrangère à la pensée de Malthus (pour ces mêmes raisons, le Club de Rome et le mouvement écologiste d'aujourd'hui sont les héritiers directs de Malthus). Mais prendre en compte la dimension de la production n'est pas en soi une garantie contre cette idéologie ; Ricardo, en effet, se révèle malthusien quand il prévoit la destruction finale du capitalisme par une augmentation en flèche de la rente foncière tirée des gisements de ressources rares. Ce n'est qu'en prenant en compte la reproduction, et donc le rôle de "production pour la production" de la force de travail innovatrice, que l'on évite le piège idéologique consistant, à l'instar de Malthus comme de Ricardo, à postuler l'existence de "ressources naturelles fixes". Marx se sépare précisément de Ricardo en ceci qu'il établit une différence entre travail et force de travail : les innovations créatrices de la force de travail permettent de dépasser les limites imposées à l'exploitation des ressources, en faisant par exemple passer le pétrole fossile du statut de curiosité à celui de source d'énergie vitale pour toute une phase du développement capitaliste. C'est la constante révolution des conditions d'autoreproduction de l'espèce qui en définitive permet la "découverte" de ressources nouvelles, c'est-à-dire la transformation par des technologies adaptées de matériaux bruts en ressources disponibles pour la société humaine.

Le "marxisme" néo-keynésien, qui transforme la problématique marxiste du capital total et de la reproduction élargie en théorie des "prix de monopole", de la "domination" et du "pouvoir" (donc en une problématique sociologique et wébérienne), adopte donc sans réserve le cadre de pensée malthusien, tout en adoptant le point de vue adverse concernant le welfare state. La théorie du capitalisme de monopole se fonde sur un jugement moral. Il ne s'agit pas, comme chez Marx, d'une théorie des forces de production et des rapports de production, mais d'une théorie sociologique de la hiérarchie et de l'oppression, où la force des classes en présence repose sur les luttes et la volonté. Et l'on sait très bien d'où vient cette problématique : c'est la question à laquelle se sont affrontés Kant, l'idéalisme allemand et la bureaucratie humaniste prussienne. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de l'idéologie d'une couche bureaucratique extérieure à la production. (Chez Hegel, par exemple, c'est précisément la bureaucratie prussienne et l'empereur qui "travaillent" universellement.) De Humboldt et autres réformateurs prussiens aux idéologues du welfare state moderne, en passant par les fabiens et la social-démocratie allemande, il y a dégénérescence mais aussi continuité.

Aux Etats-Unis, cette idéologie a une longue histoire, riche de sens pour la gauche de la dévalorisation. Elle est d'abord introduite dans les années 1840 par les transcendantalistes, Emerson et Thoreau principalement, qui sont des kantiens, et qui vont inspirer le mouvement antiesclavagiste antérieur à la guerre de Sécession – moment décisif pour la formation de la gauche américaine moderne. Elle est ensuite reprise sous une forme plus volontariste et moins esthétisante par les pragmatistes des années 1890, puis principalement par Dewey et James, qui préparent et donnent son socle théorique à l'impérialisme "libéral" américain qui est en train de prendre la relève de l'impérialisme anglais. Passée à son tour à la politique par le biais du populisme, du Progressivism et du New Deal, cette idéologie populiste, volontariste et moralisante a été l'idéologie dominante de la "gauche" américaine – gauche de la dévalorisation – tout au long du XXe siècle [2].

Sans nous attarder sur ce sujet, il est important pour la suite de l'exposé de noter qu’une extraordinaire convergence s'est produite dans la période 1890-1914, qui a fourni son assise idéologique à la gauche de la dévalorisation. Nous avons vu plus haut comment l'économie néoclassique a pu procéder à une totale subjectivisation de la sphère "économique" ; mais elle est loin d'être la seule à l'avoir fait. Le courant philosophique qui naît avec Nietzsche et va jusqu’à Dewey, James, Bergson et la Lebensphilosophie allemande remet la question de la volonté et de l'intuition au centre du débat philosophique. Aux États-Unis, le libéralisme impérial naissant trouve en Dewey un porte-parole de premier ordre et, dans l’ambiance Belle Epoque d'avant 1914, James, Royce, Santayana et Babbitt créent une sorte de Lebensphilosophie américaine. Mussolini aussi, on le sait, appréciait James. Et le journaliste et idéologue du Progressivism américain Walter Lippmann est très explicite sur l'importance que ces penseurs ont eue dans sa formation. Ce genre d'irrationalisme peut incontestablement être attribué à une partie de la gauche officielle – Lukacs, dans le tome III de La Destruction de la Raison, nous montre comment on peut le faire de façon grossière. On ne peut en effet ramener toute cette ambiance volontariste au seul climat engendré par la Machtpolitik et la préparation à la Première Guerre mondiale, symbolisée par la course à la construction navale – laquelle s'est trouvée, en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne, au cœur du débat politique de l'époque suite au succès du livre d'Alfred Mahan, Sea Power in History (Mahan, lui, faisait partie du groupe bostonien précurseur du Council on Foreign Relations qui, prévoyant dès les années 1880 que les Etats-Unis allaient dépasser l'Angleterre, voulait favoriser cet avènement. Notons en outre, sans nous attarder sur ce point, la présence dans ce même groupe de Henry et Brooks Adams, dont le pessimisme culturel et l'admiration pour la deuxième loi de la thermodynamique résument en elles-mêmes l'essentiel de la domination réelle et son imbrication avec l'impérialisme.)

Tout cela n'est pas sans rapport avec le développement de la gauche de la dévalorisation aux Etats-Unis. Dans les années 1933-48, le "marxisme" superficiel des tenants du New Deal et du Front populaire reposait largement sur la tradition pragmatiste américaine, à tel point que des idéologues comme Sidney Hook et James Burnham avaient du mal à les distinguer [3]. L'idéologie pragmatiste de "l'action" n'était-elle pas une reformulation des Thèses sur Feuerbach  ? Au cours des années 60, des idéologues du courant "contre-culturel" se réclamaient explicitement de Sorel au sein de la Nouvelle Gauche. Dans son dernier livre, Tom Hayden, idéologue de premier ordre de l'actuelle gauche de la dévalorisation aux Etats-Unis, appelle les membres de la gauche américaine à se reconnaître comme des "enfants de Thoreau" tout en proposant une réorientation corporatiste, malthusienne et écologique de la société américaine (son principal mot d'ordre, "Démocratie économique", est déjà en soi l'expression idéologique on ne peut plus condensée du capital dans sa phase de règne matériel).

De notre côté, nous considérons que la théorie de Marx est tout autre chose qu'une théorie de l'action volontariste. Pour Marx, la réalité c'est la production et la reproduction soumises à des lois (Gesetzmaessigkeit). De plus, la production est toujours autoproduction et reproduction de la force de travail, c'est un rapport autoréflexif ("L'éducateur lui-même doit être éduqué"). Le pragmatisme, lui, ignore le caractère autoréflexif de l'activité, de l'activité sensuelle transformatrice ("sinnlich umwaelzende Taetigkeit"), il considère la réalité extérieure comme le produit de la volonté. Et pourtant, la convergence apparente entre la théorie marxiste et le pragmatisme américain a pendant très longtemps empêché tout développement sérieux d'une analyse marxiste de l'histoire américaine, car tout était toujours ramené à une conception totalement réductionniste de l'action volontariste.

L'arrivée à maturité de la sociologie bourgeoise au cours de la période 1890-1914, avec Durkheim, Pareto, Michels et Weber principalement, est un élément parmi d'autres signalant cette perte d'unité dans la réalité extérieure. Le "socialiste" Durkheim se réclame explicitement du corporatisme dans son livre sur le suicide. Chez Pareto, la synthèse entre le subjectivisme de l'économie néoclassique et la théorie sociologique des "élites" est consolidée. La critique du positivisme de Weber peut, par sa réhabilitation des "valeurs", paraître kantienne, mais le fait que, dans le sillage de Nietzsche, Weber considère le "choix" entre les différentes valeurs comme finalement arbitraire, rejetant tout critère objectif extérieur, montre la distance qui sépare la pensée allemande d'après 1890 de la tentative kantienne de déceler le fondement de la morale. Quant à Sorel, lui aussi marqué par Nietzsche, il élabore un mythe de la révolution afin de remplacer une conscience de classe qui fait défaut. Sachant que c'est dans ce climat qu'a été formulée la théorie du "capitalisme de monopole", on s'étonne moins que sa problématique soit celle, dühringienne, du pouvoir. Mais lorsque aujourd'hui l'école de Francfort cherche à introduire au sein du marxisme les problématiques wéberiennes de la légitimation et de la domination, qui renvoient elles aussi au pouvoir ; lorsqu'elles sont reprises par l'école de James O' Connor qui parle de "crise de légitimation" de l'Etat ; lorsque Poulantzas et Althusser parlent de la politique indépendamment de toute conjoncture, pour ne rien dire de la reproduction sociale, nous voyons mieux le lien de parenté avec la gauche de la dévalorisation. Il ne faut jamais oublier que toutes les réformes "progressistes" de l'État mises en œuvre au XXe siècle, aux Etats-Unis, en Allemagne (1918) ou en Russie, ont leur origine dans le populisme et dans sa théorie économique mercantiliste. Les sociaux-démocrates allemands et russes, qu'étaient-ils au fond sinon des populistes légèrement "marxisés" ? Friedrich List et Schultze-Delitsch, fondateurs, vers 1840, des premiers syndicats allemands, n'ont fait que transmettre à Lassalle l'idée mercantiliste de "l'État populaire" déjà réclamé par Fichte en 1813. De la même façon, Lénine, qui admirait Cherneshevski, a repris la problématique kautskyenne de la conscience dans son Que Faire ? Là encore, on a affaire à l'idéologie d'une couche orientée vers le développement mercantiliste d'un pays sous-développé, qui parle le langage du marxisme. Aux États-Unis, les idéologues réformateurs progressistes de l'État se trouvent confrontés à d'autres conditions. Leur problème n'est pas de réaliser la transition vers la plus-value relative, comme leurs homologues d'Allemagne et de Russie, car le capitalisme l'accomplit déjà trop bien sans eux. Comme en Angleterre (bien que de façon différente, l'Angleterre étant déjà un pays rentier industriellement en retard en 1900), la tâche de ces réformateurs d'une "métropole" de puissance impérialiste est de créer des structures idéologiques et institutionnelles capables de garantir la consommation improductive d'une plus-value relative déjà inscrite dans la réalité. Nous verrons dans un prochain chapitre comment le transfert en *fictivité qui accompagne inéluctablement la plus-value relative s'est exprimé par une croissance importante de capitaux investis dans les secteurs financiers et immobiliers, d'abord en Angleterre et plus tard aux États-Unis. C'est ce secteur rentier étranger à la production qui, dans la sphère anglo-américaine, a servi d'assise à la réforme keynésienne de l'État. En Angleterre, celle-ci a été théorisée par les Webbs et la Fabian Society et a trouvé son porte-parole en Chamberlain. Aux États-Unis, le même rôle a été joué par le progressivism de la période 1900-1920, puis, de 1933 à 1948, par le New Deal. En élaborant sa théorie à partir des sources, américaines, allemandes et russes, Sweezy toujours épousé le point de vue de la bureaucratie étatique. On ne saurait donner trop d'importance à l'État dans la transition vers la phase de la plus-value relative. C'est surtout pendant la Première Guerre mondiale que l'État schachto-keynésien commence à vraiment s'imposer, même s'il ne fait que prolonger les tendances à l'œuvre dans la période 1890-1914. Trop peu d'attention a été accordée au fait que quatre des architectes principaux du monde actuel, à savoir Keynes, Schacht, Roosevelt et Jean Monnet, ont tous été des administrateurs de la bureaucratie étatique militaire en 1914-18, période où le capitalisme a fait l'expérience de l'importance du rôle de l'État dans une économie organisée pour permettre des dépenses "improductives" à grande échelle. La suspension de l'étalon or, l'autofinancement de l'État par une mise en circulation systématique de ses dettes et par l'inflation, la participation de la bureaucratie syndicale à l'appareil d'État, le soutien de l'Etat à certaines entreprises indispensables bien que non rentables, sont autant d'éléments d'une nouvelle phase du capitalisme touchant l'ensemble des pays. Le rôle des gouvernements dans la réorganisation de la finance internationale [4] s'est aussi beaucoup transformé après 1918. Aux Etats-Unis, Herbert Hoover, après être devenu secrétaire d'Etat au Commerce en 1921 et avoir joué un rôle essentiel à la même époque dans l'organisation de l'aide matérielle fournie à l'Europe pour contrer la pression bolchevique, a décidé en 1929-32, à la lumière de sa riche expérience au sein de l'administration moderne, de se lancer dans la mise en œuvre du welfare state, estimant qu'il n'y avait aucune différence entre ce projet et l'État corporatiste récemment instauré en Italie par Mussolini.

On ne saurait non plus surestimer l'importance qu'a eue le corporatisme pour la gauche malthusienne. S'il est un terme qui qualifie précisément l'"État populaire" lassallien, du fait de ses racines fichtéennes et listiennes et de ses prolongements social-démocrate, fasciste et keynésien, c'est bien "corporatisme". Le corporatisme du XXe siècle, c'est la recomposition de la force de travail au service de la domination réelle du capital : le corporatisme, c'est la dévalorisation. Le corporatisme exprime le mouvement du capital dans la phase où celui-ci se matérialise, c'est-à-dire "matérialise" la force de travail-marchandise en une forme spécifiquement capitaliste de travail abstrait. L'Arbeit macht frei" de l'État populaire du fascisme allemand et toute la glorification du travail et des travailleurs promue par le Front populaire et le New Deal, sont l'expression du fait que le capital s'impose comme communauté matérielle. Le corporatisme, qui n'apparaît précisément qu'une fois l'élément fictif devenu important (la part de la finance et de l'immobilier dans le revenu national ayant atteint des proportions inconnues au XIXe siècle), glorifie le travail au moment même où le capital se met à le recomposer de fond en comble en lui ôtant tout contenu matériel spécifique. Il correspond à la phase historique dont Debord dit qu'elle "ne réalise pas la philosophie, mais philosophise la réalité" (La Société du spectacle, Paris, 1967) Sans entrer dans lesdétailsde l'histoire du corporatisme, signalons que celui-ci a joué un rôle capital dans l'histoire du mouvement ouvrier dans la phase de la domination formelle : les courants listo-lassalliens la social-démocratie allemande, l'aspiration à un "État de travailleurs" et le mutualisme, tous deux strictement proudhoniens, du syndicalisme révolutionnaire, le passage de beaucoup des dirigeants syndicalistes révolutionnaires dans le camp de Mussolini, l'admiration de Samuel Gompers, fondateur de l'AFL, pour Mussolini, ou encore les rapports du Parti travailliste anglais (comme du SPD) avec la Fabian Society, en sont autant d'illustrations. Il faut donc bien admettre que les véritables théoriciens du mouvement ouvrier, pour la période 1840-1920, c'était plutôt Lassalle, Sorel, Proudhon et Pelloutier que Marx ou Luxemburg, Si le marxisme a mis si longtemps à comprendre cette réalité, c'est parce que, de 1917 à 1968, le débat entre marxistes n'est jamais sorti du cadre de la révolution russe. Il a fallu attendre la fin de l'époque keynésienne de la domination réelle pour pouvoir réaliser que le mouvement ouvrier classique était objectivement un mouvement d'accélération de la transition à la plus-value relative. Jusqu'en 1968-73 et plus, tout ce débat a été brouillé par l'absence de distinction entre la plus-value absolue et la plus-value relative, et par l'interprétation du vieux mouvement ouvrier qui en découle. Au lieu de définir la période 1890-1973 comme celle de l'accumulation de la plus-value relative, les "marxistes" ont repris l'analyse léniniste de la " décadence impérialiste", dont la révolution russe semblait, en tant que révolution prolétarienne, confirmer la validité : ne prouvait-elle pas en soi que 1914-18 représentait pour le capitalisme un tournant historique et que "la révolution se cache derrière toute grève" ? C'était bien un tournant, en effet, mais pas celui théorisé par Lénine et, après lui, par les trotskistes. Il suffit de lire les discours de 1921 où Lénine parle de la "lutte pour le capitalisme d'État", justifiée par l’extrême arriération du capitalisme russe (qu'il qualifie de "capitalisme de petite production"). On est déjà loin de la "révolution permanente" de Trotski. L'idée léniniste de "double révolution" – la classe ouvrière accomplissant les tâches de la révolution bourgeoise – mérite d'être réexaminée, car dans le contexte mondial de l'accumulation de la plus-value relative, c'est précisément ce qui s'est passé. Pendant toute la période 1890-1973, personne ou presque chez les marxistes n'a su prendre la mesure de la fausseté des thèses de Lénine sur l'impérialisme. Il est vrai qu'en 1913, Luxemburg avait déjà bien plus clairement dessiné la trajectoire du capitalisme pour le XXe siècle (cf. L'Accumulation du capital, chapitres 29-32) : elle avait bien vu d'une part que l'impérialisme était l'extension nécessaire de la valorisation d'un capital en partie fictif, d'autre part que la production d'armements et les impôts nécessaires à son financement pouvaient servir de source d'accumulation en réduisant le salaire global au-dessous du minimum. Ceux qui, comme son disciple Sternberg et d'autres encore, ont repris son analyse ont compris clairement que la thèse de l'"aristocratie ouvrière" selon laquelle la classe ouvrière en Occident recevait un salaire supérieur (et non pas inférieur, comme c'était le plus souvent le cas) à celui nécessaire à sa reproduction était une idéologie moralisante en rupture totale avec le marxisme.

Considérons maintenant l'histoire de la théorie de l'impérialisme de Lénine. Entre 1917 et 1945, cette théorie n'a guère été mise à l'épreuve étant donné la crise de transition que traversait le capitalisme mondial, sans cesse obligé d'interrompre la production en métropole. Mais à partir de la mise en place du nouvel ordre mondial représenté par le système de Bretton Woods – le plan Marshall, le FMl et la Banque mondiale, le GATT – autrement dit avec l'unification du système financier international sous les auspices de New York et de Washington, que s’est-il passé ? De 1945 à 1962, le "tiers monde" a moins fait l'objet d'une surexploitation que d'une marginalisation : sa part dans le commerce mondial a baissé par rapport aux périodes 1919-33 ou 1890-1914. C'est bien là que réside la différence entre l'accumulation de la plus-value relative et celle la plus-value absolue : désormais, au lieu de transformer des paysans en ouvriers pour l'accumulation primitive, le capitalisme intensifie le processus de production. Ce n'est pas au Brésil ou en Inde que les Etats-Unis ont le plus investi, mais au Canada, en Europe et au Japon [5]. Ce nouveau système mondial – que nous étudierons plus loin – n'avait rien à voir avec l'impérialisme, déjà mal interprété par Lénine pour la période 1890-1914. (II ne s'agit pas, précisons-le, de mettre en discussion le fait que le tiers monde était une source importante de produits bruts : ce sont bien ces secteurs qui ont attiré les investissements des pays capitalistes avancés.)

Le boom de l'après-guerre a pris fin aux Etats-Unis en 1965, tandis que les récessions européennes de 1965-67 annonçaient sa fin imminente en Europe. C'est à ce moment-là que l'investissement a commencé à affluer vers le tiers monde pour l'accumulation de la plus-value relative. A partir de là, la théorie de l'impérialisme de Lénine, qui était déjà complètement démentie par la nature spécifique de l'accumulation de 1945 à 1965, a pu être démentie dans le tiers monde même. Une fois le Brésil, la Corée du Sud où le Mexique engagés sans doute possible sur la voie d'une industrialisation indépendante – indépendance qui a modifié leurs rapports avec "les pays en voie de désindustrialisation" – la théorie du "capitalisme de monopole" et l'analyse de l'impérialisme qui en découle ne pouvaient plus tenir. Cette industrialisation du tiers monde, nous le verrons plus loin, est une rationalisation à l'échelle globale qui, tout comme une rationalisation d'usine, vise à réduire le salaire global. Si l'on considère que les deux puissances impérialistes majeures du XXe siècle, l'Angleterre et les États-Unis, sont, parmi toutes les puissances capitalistes importantes, celles dont le capital fixe est le plus délabré, il devient clair que " l'exportation du capital " implique par nature une désindustrialisation de la métropole impérialiste qui, loin de "profiter" à l'"aristocratie ouvrière" du pays en question, sape la base matérielle de son autoreproduction.

Dans le monde des "nouveaux pays industrialisés", dans un monde où l'OPEP transfère des sommes considérables de rente foncière vers certains pays du tiers monde, où le "nouvel ordre économique international" est la couverture idéologique de la désindustrialisation des pays capitalistes de l'OCDE, la théorie de l'impérialisme de Lénine ne fait plus référence. Mais toute la gauche malthusienne est impensable sans cette théorie. Le problème n'est pas seulement qu'elle est incapable d'expliquer la situation réelle du tiers monde aujourd'hui, mais, chose bien plus grave, que le malthusianisme inhérent à sa théorie de l'impérialisme lui fait perdre tout caractère "progressiste", une fois confrontée à la désindustrialisation des pays de l'OCDE. Parce que son modèle du capitalisme, qui passe à la trappe la reproduction élargie et attribue à la classe ouvrière du secteur avancé un salaire supérieur et non inférieur au seuil de reproduction, reste un modèle de la consommation, elle n'a strictement rien à dire aux ouvriers récemment mis sur le pavé par la désindustrialisation. Maintenant que la classe ouvrière rallie la droite productiviste, cette "gauche" n'a rien d'autre à proposer qu'une extension du welfare state ou, comme dans le cas de Tom Hayden et des écologistes, un nouveau modèle de consommation s'adaptant à la non-reproduction de la société, dont elle prend souvent le parti.

On ne peut parler de la gauche de la dévalorisation sans parler du national-bolchevisme. En qualifiant le maoïsme européen ou américain de dernière utopie anti-industrielle de l'Occident, Simon Leys se montrait malheureusement trop optimiste. Car, on le reconnaît trop rarement, la gauche malthusienne a, par l'intermédiaire des Etats bonapartistes "progressistes" du tiers monde (Nasser, Sukharno, Nkrumah), réimporté une idéologie élaborée au départ par le fascisme européen. On se souvient généralement de *Liou Shao Qi et de sa théorie de la lutte entre "pays prolétariens et pays bourgeois", mais on se souvient déjà moins de Hitler et Goebbels opposant, vers 1923, l'Allemagne aux pays "ploutocrates" (Angleterre, France et Etats-Unis) et moins encore du fasciste italien Di Michaelis prononçant dans les années 30 des discours qui passeraient sans peine dans les discours tiers-mondistes prononcés à l'assemblée des Nations Unies d’aujourd'hui [6].

Dans la polémique entre Lénine et Luxemburg à propos du nationalisme polonais de 1908-1911, on trouve déjà trace d'un national-bolchevisme avant la lettre. Il y est question du statut du populiste-nationaliste Pilsudski dans le Parti socialiste polonais. Luxemburg veut rompre avec Pilsudski et avec le nationalisme polonais en général, Lénine soutient le SPD et la IIe Internationale en décernant un brevet de "progressisme" à Pilsudski. Rarement le marxisme et la gauche populiste se seront affrontés de façon aussi claire et aussi féconde à long terme.

Dans l'entre-deux-guerres, le national-bolchevisme prend la relève, en Europe centrale et orientale, dans la prétendue lutte entre "nations bourgeoises" et "nations prolétariennes". On relève trop peu souvent le parallèle frappant qu'il y a entre la situation des pays de l'Europe de l'Est en 1919-1939, caractérisée par un lourd endettement vis-à-vis de l'Angleterre et de la France, et celle du tiers monde d'aujourd'hui face au secteur capitaliste avancé. Pour cela, il faudrait, il est vrai, saisir la véritable nature de la démagogie "progressiste" tiers-mondiste d'aujourd'hui, comprendre qu'elle est un prolongement de l'idéologie fascisante est-européenne de la période 1919-1939. C'est avec Atatürk que cette idéologie "national-bolchevique" a pour la première fois pénétré dans le tiers monde. Chez le Brésilien Vargas, on relève déjà des accents nettement national-bolcheviques, pour ne pas parler de Peron, arrivé au pouvoir en Argentine en 1945. Mais c'est surtout à partir de 1945, avec la décolonisation, que le national-bolchevisme se mue en idéologie de "gauche". La victoire de la révolution chinoise en 1949, l'arrivée au pouvoir en Egypte de Nasser, ancien admirateur d'Hitler, en 1952, la prolifération d'États bonapartistes "progressistes" et "anti-impérialistes" dans le tiers monde, donnent son caractère définitif à ce passage de la "droite" à la "gauche". Avec la réimportation de cette idéologie par la gauche de la dévalorisation en Occident, la boucle idéologique est bouclée. Et l'on comprend mieux pourquoi le discours d'un Gregor Strasser se retrouve vers 1969 dans la bouche des maoïstes français, allemands ou américains. (Un personnage comme Frantz Fanon a joué un rôle central dans ce recyclage idéologique.) Depuis la conférence de Bandung en 1955 jusqu'aux affrontements sur la question du prétendu "nouvel ordre économique international" à l'ONU en 1975, le national-bolchevisme n'a cessé de hanter la gauche de la dévalorisation, laquelle, de son côté, n'a cessé d'occulter la nature de la conjoncture internationale et de l'impérialisme. Qu'avant de passer au "marxisme" vers 1919, Mao Tse Toung se soit essentiellement formé en lisant Emerson, Bergson et autres tenants du volontarisme est un fait qui mériterait un peu plus d'attention. Comment s'étonner en effet de voir l'actuel groupe eurofasciste proclamer : "Mao, Hitler un seul combat" ?

Pendant toute la période 1890-1973, la théorie de l'impérialisme de Lénine semblait coller aux réalités apparentes du tiers monde. Mais comme il s'est avéré que la force motrice du capitalisme d'après 1945 était en réalité l'accumulation de la plus-value relative dans les zones déjà industrialisées, comme après 1965 la même accumulation s'est étendue au Brésil, au Mexique, en Asie du Sud-est et ailleurs, comme à partir de 1971-73 l'OPEP a profité des lois de la rente foncière pour capter une part importante de la plus-value totale et financer parallèlement l'industrialisation relative de certaines parties du tiers monde (Soudan, Libye, Arabie Saoudite, Irak, Nigeria, Algérie, Mexique), toutes les apparences sur lesquelles s'appuyait la gauche malthusienne se sont écroulées.

En substituant la plus-value relative à la théorie de la "décadence impérialiste" pour la période 1890-1973, on a la clé qui permet de reformuler le sens de toute cette époque. Cela permet d'expliquer la défaite du mouvement ouvrier classique de la période 1890-1920 non par une prétendue "trahison des chefs" mais par le rôle qu'il a joué dans l'instauration de la nouvelle phase de l'accumulation. De comprendre la nature spécifique du développement capitaliste mondial de 1945 à 1965-69, ainsi que la marginalisation du tiers monde et son industrialisation ultérieure. De se rendre compte que le rôle du "camp socialiste" de cette période n'était autre que celui assigné par Lénine : accomplir les tâches de la révolution bourgeoise, permettre l'accumulation de la plus-value absolue, par une révolution prolétarienne d'abord, plus tard (dans sa version stalinienne) par l'extension du modèle bureaucratique ou bureaucratico-paysan. N'est-ce pas précisément là où il s'est agi de passer à la plus-value relative, comme en Tchécoslovaquie dans les années 1962-68, que ce modèle est entré en crise ? Quant aux "États progressistes du tiers monde", ils préparent l'accumulation de la plus-value relative en se lançant dans des travaux d'infrastructure. C'est, en somme, la stratégie de la bureaucratie prussienne du XVIIIe siècle qui prévaut dans le contexte précis du XXe siècle.

Il y a donc deux analyses mutuellement incompatibles de la période 1890-1973 : celle, marxiste, de la problématique du capital total, de la reproduction élargie et de la plus-value relative, et celle, populiste et malthusienne, du "capitalisme de monopole". Celle-ci est en fait l'idéologie de la bureaucratie mercantiliste à l'œuvre partout dans le monde, elle sert aussi bien l'accumulation primitive en URSS que la préparation à l'accumulation de la plus-value relative dans certains secteurs du tiers monde ou que l'instauration du welfare state sous les auspices du capital financier et immobilier aux États-Unis. Pour le monde d'après 1945, il y a d'un côté ceux qui parlent du "capitalisme de monopole" et reprennent la théorie de la "décadence impérialiste" de Lénine, de l'autre ceux qui parlent du système de Bretton Woods et de la plus-value relative. C'est l'affrontement de Lénine et de Luxemburg sur la question de Pilsudski, un affrontement qui traverse toute une époque : le marxisme d'un côté, le populisme de l'autre.

Suite Chapitre III : Jalons pour une histoire de la dévalorisation. La période 1890-1973 et ses prolongements


[1] Bien au contraire, ils ont attaqué sans réserve Rosa Luxemburg, la seule théoricienne du SPD à traiter de cette problématique (cf. son Anti-Kritik).

[2] Cette continuité se trouve parfaitement résumée dans le titre que William Z. Foster, chef on ne peut plus stalinien du Parti communiste américain, a donné à son autobiographie : From Bryan to Stalin (William Jennings Bryan était le porte-parole du populisme américain).

[3] Hook et Burnham ont passé à la réaction vers 1939-40. Burnham en particulier montre combien il a peu appris du marxisme en écrivant son livre The Revolution (1941) qui confond la domination réelle du capital avec son abolition. Il est très révélateur que Burnham se serve des thèses de Berle et Means sur l'avènement des managers et la marginalisation des capitalistes, car Baran et Sweezy dans Monopoly Capital (1966) ignorent complètement le crédit en s'appuyant sur Berle et Means.

[4] Cf sur ce sujet l’excellent livre de Michael Hudson, Super-Imperialism, New York 1973.

[5] Il est intéressant de constater que Harry Magdoff , membre de l'équipe du Monthly et donc tenant du "capitalisme de monopole", en dit tout autant dans son livre The Age of Imperial

[6] Cf sur ce sujet le livre très révélateur de Maurice Meissner Li-ta chao and the Origins of Chinese Marxism.