VOTRE
REVOLUTION
N'EST PAS
LA MIENNE


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François Lonchampt
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Alain Tizon
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TABLE DES MATIERES:

Préface

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue

La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte

Guy debord et les situationnistes

L'esprit de la classe ouvrière et la victoire du consommateur

Des arguments aux tenants de la lutte de classe

Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité


VOTRE RÉVOLUTION N'EST PAS LA MIENNE

Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité
Alain Tizon, François Lonchampt, 1999


« Nous sommes un peu agités ici par nombre de projets de réforme sociale. Pas un homme sachant lire et écrire qui n'ait dans la poche de son gilet le brouillon d'une nouvelle communauté. »

Lettre de Ralph Waldo Emerson à Thomas Carlyle, 1840 [1]

« (...)si grande est la peur des hommes, même les plus conventionnels d'entre eux, devant les choses jamais vues, les pensées jamais pensées et les institutions jamais essayées auparavant. »

Hannah Arendt, Le système totalitaire [2]

« Il raconte que pendant sa jeunesse, à l'époque de la grande dépression, les gens lisaient parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire, que cela ne coûtait pas cher, et qu'on avait chaud dans les bibliothèques, et que les gens continuaient à discuter de leurs lectures sur les trottoirs après la fermeture ; Il pensait que cela durerait ainsi pour toujours, mais il n'en a rien été. »

"Saul Bellow et la mort",Le Monde, 1997

 


La théorie confortable de l'aliénation

Karl Liebknecht, prisonnier d'une mystique de fin des temps, proclamait dans son dernier écrit connu, en janvier 1919, peu avant de tomber sous les balles de ses assassins : « Pour les forces primitives, élémentaires de la révolution sociale, dont la croissance irrésistible constitue la loi vivante du développement social, défaite signifie : stimulant. Et de défaite en défaite, leur chemin conduit à la victoire [3]. »

Avec ce romantisme du martyre [4], la théorie confortable de l'aliénation, permit à bon nombre de révolutionnaires de justifier les désillusions que l'histoire leur infligeait. Car le prolétaire est toujours quelque part sur le chemin de la désaliénation, comme chez les catholiques le pêcheur est sur celui de la rédemption, le langage de la révolution est forcément son langage, et les absolutions dont on gratifie ses pires travers servent depuis des lustres de soubassement à un militantisme intéressé et répétitif revigoré ces dernières décennies avec l'apologie du dialogue et de l'écoute, où se retrouvent candides et ravis les curés de toutes les églises.

S'ils aiment le sport, leur magnétoscope ou leur entreprise, plus que la révolution, c'est qu'ils sont aliénés, qu'ils ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils ne connaissent pas les vraies raisons de leurs actes, « le monde dont leur révolte est porteur [5] ». S'ils se manifestent en masse pour la Coupe du Monde de Football, pour l'enterrement de Lady Diana ou contre la pourriture de la classe politique, c'est qu'ils protestent confusément contre la mondialisation capitaliste, comme le suggère un journal gauchiste [6]. Et de même que pour le Cardinal Lustiger les jeunes sont à la recherche de Dieu, mais sans le savoir, dans le langage situationniste si le prolétariat n'a pas acquis la conscience de sa tâche révolutionnaire c'est qu'il n'a pas conclu sur la totalité de sa misère, si les ouvriers persistent dans leur inexistence, c'est qu'ils ne savent pas communiquer la vérité de leurs actes. On pourrait multiplier à l'infini ce genre de citations...

Mais comme l'ont bien démontré certains anarchistes au tournant du siècle, ce monde d'injustice ne pouvait perdurer sans la participation active de ses victimes. Et cette participation est aujourd'hui plus consciente que jamais, la généralisation de l'instruction secondaire, malgré ses tares, l'abondance d'informations, les images du monde entier largement diffusées, les résultats accumulés des sciences sociales mis à la disposition de tous ceux qui veulent se donner le temps et la peine de s'instruire, interdisant en Europe et dans tous les pays développés de se prévaloir du bénéfice de l'ignorance pour justifier.

Contrairement à la démagogie intéressée qui ne cessa de croître tout au long du vingtième siècle, et qui allait aboutir à discréditer leurs efforts sous le vocable péjoratif d'éducationisme, certains révolutionnaires n'hésitaient pas à exiger de la classe ouvrière qu'elle s'élève à la hauteur de la tâche qui lui était assignée pour prendre en main les destinées de la société tout entière. Clubs politiques, académies ouvrières, sociétés fraternelles, syndicales et éducatives, coopératives de production y devaient contribuer. Mais pourquoi tant d'efforts si les lois du matérialisme historique ont condamné la bourgeoisie, si la classe dans son ensemble doit hériter du pouvoir comme un fruit mûr ? Si le prolétaire n'attend qu'une secousse providentielle pour tomber le masque de son aliénation, révéler sa véritable nature d'homme libre et souverain ? Si la société nouvelle doit inéluctablement voir le jour ? Si l'on pouvait entrer en révolution pour satisfaire des ambitions et rester un mari tyrannique, un mauvais père, un voisin exécrable et un feignant de la tête, si ce n'était plus considéré comme un honneur d'être admis dans un Parti du prolétariat qui n'exige ni qu'on se surpasse ni même qu'on s'améliore ?

Sachant le piètre accueil qui fut trop souvent réservé par les prolétaires aux avant-gardes qui prétendaient leur apporter la conscience et les moyens de leur émancipation, on peut se demander s'il n'y a pas là quelque obscur ressentiment contre ceux qui leur proposaient une liberté et une responsabilité que bon nombre d'entre eux étaient sans doute peu désireux d'assumer, s'il n'est pas temps de réviser ce crédit permanent que les révolutionnaires ont toujours fait aux masses, s'il faudra toujours, et jusqu'où, tolérer cette irresponsabilité souveraine savamment exploitée par les manipulateurs de toutes sortes, y compris à l'extrême gauche et jusque chez les anarchistes, et en grande partie satisfaite par la consommation de masse.

Et plutôt que de reconstruire inlassablement la réalité pour la faire correspondre à ses désirs, aussi nobles soient-ils, tout prétendant révolutionnaire ne devrait il pas s'exercer chaque matin en se posant cette question sans détour : que puis-je envisager, réellement, de construire avec cette première personne croisée sur mon chemin ? Avec qui enfin, ai-je envie de prendre des risques, de vivre ou de mourir, de construire et partager un monde ?

Quelle valeur pouvons nous encore reconnaître aux articles de foi du socialisme issus en droite ligne du « bon sauvage » de l'époque des lumières (encore si présents dans l'esprit de Mai), qui supposent l'innocence de l'être humain perverti par la société, et ce désir de liberté qui ne demande qu'à s'exprimer chez tous et chez chacun si on lui en donne l'occasion ? Et « que reste-t-il d'humainement valable dans l'espoir humain qu'avec Liebknecht et Luxembourg nous avions placé dans la Révolution Prolétarienne (...) quelle confiance peuvent encore conserver les ouvriers dans la responsabilité collective de leur propre classe [7] ? » comme Prudhommeaux se le demandait déjà en 1948, dans La tragédie de Spartacus  ?

Qu'est-ce qui va remplacer l'appât du gain, le goût de vaincre, qui sont les puissants ressorts de cet ordre de choses, et qui ne peuvent disparaître instantanément, on ne sait par quel miracle ? Qu'est-ce qui remplacera l'argent, pouvoir essentiel sur la vie ? Car aussi haïssable que soient les passions qu'il inspire, il est malgré tout ce pourquoi on vit, on chante et on meurt, à Calcutta comme à Wall Street, et pour la majeure partie de l'humanité, il est ce qui existe vraiment, et le plus souvent aussi fort que les dieux, car toutes les passions humaines lui sont liées. Ce jeu à qui perd gagne, qui mène le monde depuis des millénaires perdure-t-il seulement parce que les hommes sont toujours prisonniers des puissances passionnelles que ce pouvoir renferme et qui, chaque fois qu'il se manifeste dans leur vie (et c'est toujours), apporte le poids fort de l'histoire contingente, à travers lequel le hasard s'affirme comme un ordre dégageant enfin l'homme de ce si pesant libre arbitre que les progrès du genre humain lui imposent et que la révolution réussie lui imposera encore plus ? Car il lui faudra alors s'engager dans la construction de sa vie. Sinon, pourquoi faire une révolution ?

Autant de questions redoutables qui nous interpellent avec colère ; mais c'est précisément parce qu'elles sont douloureuses qu'il nous faut creuser plus avant. Car pour paraphraser Gustav Landauer, nous sommes persuadés que maintenant ou à un autre moment, celui qui voudra effectuer une transformation radicale ne trouvera rien d'autre au début à transformer que ce qu'il a. Et ce ne sont pas les réponses faciles, comme celles du genre on verra à ce moment là, ou la révolution apportera la solution qui nous seront du moindre secours.

 


Pour une conclusion sans fin

« Sur les routes où mon sang m'entraîne, il ne se puisse pas qu'un jour je ne découvre quelques nouvelles vérités. »

Antonin ARTAUD

« Nous devons nous mettre au vrai travail, vraiment comprendre que la réorientation ne tombera pas du ciel. Que cela implique, au sein de conditions ambiantes défavorables, un double arrachement : Arrachement à la domination d'une unique pensée sous ses aspects circulaires, arrachement aux routines de pensée héritées du passé, devenues, faute de travail nouveau, variantes de cette même unique pensée. »

André Prudhommeaux.

 


Le capitalisme nous parait condamné, inéluctablement, parce qu'il n'arrive à résoudre aucun des problèmes cruciaux de l'humanité, parce qu'il menace aujourd'hui jusqu'à la survie de l'espèce, mais aussi et parce qu'il a su dresser contre lui, depuis deux siècles, tout ce que l'humanité compte de plus noble et de meilleurs. Et même si nous ne devons pas hésiter à remettre en cause l'héritage des mouvements révolutionnaire des deux derniers siècles, même si les moyens qui ont étés privilégiés jusque là pour atteindre une société meilleure doivent être requestionnés, ainsi le rôle central dévolu à la violence comme instrument de la transformation sociale, compte tenu des dérives monstrueuses que l'histoire nous a enseignées et du développement extraordinaires des moyens de destruction [8] que nous connaissons aujourd'hui, rien ne vient nous convaincre qu'il faille enterrer toute espérance, rien ne nous incline à renoncer aux espoirs que de tout temps les peuples ont mis dans les révolutions, rien ne vient, à nos yeux, diminuer la dimension dramatique et poignante de la vie des révolutionnaires, l'héroïsme des communards, la flamme qui animait les spartakistes, la légende vécue de la Colonne de Fer.

Et rien n'est venu nous réconcilier avec un univers où l'image virtuelle permettra bientôt de reconstruire tout le passé, réservant la vérité historique à une élite et reléguant les astuces photographiques de la police de Staline au rang d'aimables bricolages, où le fantasme de toute puissance qui caractérisait la société du développement sans principe s'est transformé en folie démiurgique pour les entrepreneurs qui envisagent de rectifier l'homme pour l'adapter à la vache folle, à la lèpre de verre et de plastique qui tend à recouvrir l'ensemble du territoire urbain, et à tout l'environnement mortifère qui n'est que la projection de ses renoncements, puisque le monde entier reflète toujours plus exactement les conditions d'inconscience dans lesquelles il est produit.

Car ce monde, à l'évidence, a besoin d'un nouveau phénomène civilisateur, à l'image de ce qu'a pu représenter le christianisme à la chute de l'Empire romain, d'une révolution de l'esprit et de la sensibilité, d'un programme de reconquête ontologique tout autant que d'un bouleversement du mode de production. Et aujourd'hui, plus que jamais, nous ne pouvons renoncer à la promesse d'un nouveau départ humain.

Le minimum, sans doute, pour qui souhaite une humanité nouvelle, c'est déjà de combattre le falsifié, le faux questionnement partout à l'oeuvre, et c'est le plus abrupt, car le conformisme régnant dans tous les milieux n'a sans doute jamais été aussi fort. Pour combattre la passivité, la lassitude, et « conduire [la société] au seuil de cette remise en cause fondamentale qui préside à la naissance d'une utopie [9] », laquelle seule permettra de dépasser la peur de l'inconnu entretenue par la mise en scène de toutes les barbaries qui se développent quand les cadres sociaux se délitent [10], il nous faudra trouver un autre entendement, tâche redoutable défiant la misère de ce temps. Et conscients que les meilleures solutions données aux problèmes posés par les révolutions du passé ne sont plus d'un grand secours, oser parler du réel et apprendre à poser les questions d'aujourd'hui, quitte à nous reprendre sans cesse, en commençant par penser la réalité, pour trouver les signes et les codes permettant de décrypter le nouveau que le quotidien abrutissant nous dérobe. Il faudra enfin rompre avec le langage et la pensée technique comme avec l'arrogance théoricienne, et nous réapproprier le contenu passionnel et humaniste des révolutions de tous les temps.

Comme le siècle des lumières s'est proposé d'en finir avec les superstitions qui rivaient l'homme à ses chaînes, notre siècle doit s'affranchir de l'économie, qui est l'art de mystifier les relations entre les classes sociales et le rapport que l'homme entretient avec la nature comme avec sa propre nature méconnue, en finir avec l'entreprise actuelle, la propriété privée des moyens de la production de la vie, la circulation des capitaux qui ravagent la planète ! Et il n'y aura pas d'issue heureuse tant que les classes qui sont placées aujourd'hui comme hier pour profiter de tout n'auront pas été expropriées du pouvoir extravagant dont elles disposent de mobiliser toutes ressources à leur profit, tant que les grandes compagnies qui se partagent le monde n'auront pas été mises hors d'état de nuire, de même que tous les prédateurs, et jusqu'au dernier des racketteurs de cour d'école.

Mais sachant que « l'homme sans restriction est une vue de l'esprit » comme l'écrit Norbert Elias [11], et que « une société sans institutions explicites de pouvoir est une absurdité dans laquelle sont tombés aussi bien Marx que l'anarchisme [12] », nous devons poser sans détour la question des fondements d'une nouvelle légitimité du pouvoir et du droit, comme le souhaitait André Prudhommeaux qui écrivait en 1947 [13] : « Ne serait-il pas nécessaire, dès aujourd'hui, de se mettre d'accord sur les fondements éthiques de la sociabilité et de la société libertaire et de formuler les normes essentielles du droit coutumier qui servira de base aux rapports humains, lorsque cette loi vivante sera substituée au mécanisme arbitraire et fondamentalement vicié des lois statiques de l'oppression et du privilège ? Ne conviendrait il pas enfin de préciser par écrit, au terme d'une vaste enquête, les principes de cette législation d'autogouvernement, de ce code d'honneur et d'équité, de cette justice qui n'a point de sanction pénale dans la vindicte de l'état, mais dans la seule conscience, et que nous comptons proposer aux hommes ? (...) N'hésitons donc pas à nous poser d'avance les problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité ... [14] ».

Que répondre ? Partir sur quel terrain ? Où est notre héritage ? Que nous ont laissé les révolutions et les mouvements d'avant garde de ce siècle ? Qu'y a-t-il à reprendre de toutes ces tentatives ?

Les surréalistes pratiquèrent l'écriture automatique, l'interrogation des rêves, l'affirmation d'une nouvelle exigence d'être au monde et provoquèrent le hasard. Les situationnistes ont donné leurs dérives psycho-géographiques et l'urbanisme unitaire, ils eurent eux aussi le mérite de tenter l'exploration de domaines nouveaux dans le secteur fort périlleux, comme tout ce qui est foncièrement subjectif, de la vie quotidienne, même si les résultats ne semblent pas avoir été à la mesure de leurs attentes.

Ces défricheurs, en portant leur critique plus avant, plus loin que ce fut jamais, n'ont pas été avares de déclarations tonitruantes, de programmes irréalisables, si séduisants pour cette raison même, de prétentions sans borne et de provocations aussi faciles qu'inutiles. Ayant acquis tout le prestige de la pureté radicale dont ils se sont fait une arme redoutable, ils se sont bien gardés de rester sobres dans ces bacchanales de l'autosatisfaction qui caractérisent si bien la frénésie narcissique de notre fin de siècle ; et tout cela ne fut pas toujours assumé sans indélicatesse ni facilité. Ainsi toutes ces exclusions pratiquées par les surréalistes à l'encontre de ceux qui, au milieu des années vingt, avaient quelque chose à opposer à leur sommation de se ranger sous la bannière communiste [15], et le fait de ne recevoir la révolution prolétarienne que sous la lumière léniniste d'Octobre ; ou les phrases assassines des situationnistes vis à vis des membres exclus... Ils n'ont pas non plus hésité à repousser quelques questions essentielles qu'il ne sert à rien d'isoler ou de railler pour ne pas avoir à y répondre. Ainsi celle que posait Artaud « J'ai toujours pensé qu'un mouvement aussi indépendant que le surréalisme n'était pas justifiable des procédés de la logique ordinaire [16] ». Et comme l'écrivait le situationniste américain Ken Knabb, « des questions qui mériteraient un examen et un débat sont ignorées parce qu'elles ont été monopolisées par la religion, ou qu'il se trouve qu'elles sont connues en termes particulièrement religieux...  [17] »

Ces avant-gardistes, avec leurs vantardises radicales si plaisantes, n'ont guère fait avancer le débat sur le sujet, qui est à reprendre là où Prudhommeaux l'a laissé.

Aujourd'hui encore, de multiples lignes de fuite sont possibles... Nous pourrions nous aussi, comme première diversion, rejouer à l'avant garde avec ses proclamations tonitruantes, cela s'est vu, et enchaîner tout de suite sur les adhésions, les ruptures, les oukases et les exclusions. Nous pourrions, car c'est facile de nos jours, et sans risque, faire l'apologie de la désertion ou de l'indigne, ce qui n'effraie plus le bourgeois mais l'amuse et souvent même le sert. Trop souvent en effet, les avant-gardes furent fascinées par la destruction et par le morbide, encensant tout ce qui prenait le contre-pied des fameuses « valeurs bourgeoises », avec la participation d'un certain anti-art qui permit à nombre de crétins d'ériger leur inculture en fierté et leur incapacité en exemple, le champ étant ainsi dégagé pour laisser la place au pompeux je ne sais pas, à un nihilisme de pacotille paré de toutes les manifestations d'inconscience, savamment encouragé par un pouvoir qui a appris depuis la condamnation des Fleurs du Mal, ce qu'il peut et doit laisser faire. Et cette négation est tombée dans l'hystérie la plus sotte, accompagnant partout la décomposition ambiante sous le regard amusé de ceux qui profitent. [18]

Il est autrement difficile de redonner toute sa force et son sens à ce qui a toujours fait l'honneur d'être humain. Et qu'était-ce d'autre que cette volonté de créer l'homme nouveau, qui animait les révolutionnaires les plus sincères, si ce n'est cet immense désir de lui redonner toute sa place dans le monde, toute sa dignité, son honneur de vivre dans le côtoiement inévitable de la mort ?

Nous savons combien ces temps nous sont hostiles.

Qu'on ne s'y méprenne pas, nous sommes bien conscients qu'il nous manque la pratique d'une ou plusieurs révolutions pour écrire mieux et plus juste.

Et l'époque nous encombre avec son conformisme acéré, armé de pressions économiques et idéologiques morbides, épaulé par tous les partis du vieux monde.

Ce monde où le confusionnisme triomphe !

Où le faux a pris le goût du vrai !

Où chaque jour l'imbécillité nargue l'intelligence.

Où chacun peut disparaître dans l'indifférence humaine au milieu d'objets morts !

Mais il reste encore maints visages de femme capables de nous émouvoir. Une aube sans propriétaire et des risques à vivre autrement fascinants que les risques économiques...

Nous ne nous résignerons jamais.

 



[1] André RESZLER, Mythes politiques modernes, PUF, 1981.

[2] Hannah ARENDT, Le système totalitaire, Seuil, 1979.

[3] Dans le même ordre d'idées, Rosa Luxembourg écrit : "Que nous montre l'histoire des révolutions modernes et du socialisme ? Le premier flambeau de la lutte de classe en Europe : l'insurrection des tisseurs de soie lyonnais en 1831, se termina par une lourde défaite. Le mouvement des Chartistes en Angleterre - par une défaite. Le soulèvement du prolétariat à Paris dans les journées de Juin 1848 finit par une défaite écrasante. La Commune de Paris finit par une défaite terrible. Tout le chemin du socialisme - autant que des luttes révolutionnaires entrent en considération - est pavé de défaites, et malgré cela, cette même histoire mène pas à pas, inéluctablement, vers la victoire définitive. Où serions nous aujourd'hui sans ces « défaites » dans lesquelles nous avons puisé l'expérience historique, la reconnaissance de la réalité, la puissance et l'idéalisme ! Aujourd'hui que nous sommes avancés jusqu'au seuil de la bataille finale dans la lutte de classe prolétarienne, c'est précisément sur ces défaites que nous avons les pieds. Nous ne pourrions nous passer d'aucune. Chacune fait partie de notre force et de notre clarté de but." "L'ordre règne à Berlin", 14 janvier 1919, réédité en 1917 par les éditions Spartacus, in Spartacus et la Commune de Berlin, 1918 1919.

[4] Aujourd'hui encore, si on apprécie les révolutionnaires on les préfère voués la mort, c'est sans doute une des raisons du succès inattendu qu'a rencontré le beau film de Ken Loach, "Land and Freedom", ainsi que du regain d'engouement pour le Che, à la frontière de cette complaisance conformiste et d'une réelle nostalgie pour la pureté et la grandeur de ces destins.

[5] "Notre époque voit se développer, et verra s'amplifier une tendance à s'en prendre à toutes les institutions et à tous les aspects de la vie dominante (...) Beaucoup savent confusément que nous vivons la fin d'un monde, même s'ils ne savent pas encore ce qui va advenir : le mouvement n'a pas eu la force de rendre visible son contenu et d'affirmer ses perspectives. La révolution se masque encore derrière le capital. Ceux qui supportent de moins en moins la barbarie capitaliste doivent découvrir ce à quoi ils aspirent : le monde dont leur révolte est porteur, le monde qui vient..." KING KONG INTERNATIONAL, 1976.

[6] "En une période où l'espoir d'un changement radical de société a reculé, où les modèles qui structurèrent longtemps la pensée progressiste se sont effondrés, où la gauche traditionnelle s'est platement adaptée à la gestion d'une société de plus en plus inégalitaire, ou la représentation politique traverse une crise majeure, des événements aussi disparates qu'une Coupe du Monde en France, la disparition d'une princesse en conflit avec la couronne britannique, voire la pourriture d'un régime révélée par des crimes pédophiles en Belgique, peuvent devenir prétextes à démonstrations de masse (...) Et si, l'espace d'une semaine folle, c'est à travers le football que se manifesta une immense liesse populaire, c'est que l'histoire de ce sport en recoupe une autre : celle à travers laquelle le prolétariat s'affirma comme classe depuis la fin du siècle dernier (...) l'événement fait penser fait penser à un acte de résistance sourde à la mondialisation des marchés financiers, réputée intangible et hoirs de portée des peuples." Rouge, journal de la Ligue communiste, 16 juillet 1998.

[7] André PRUDHOMMEAUX, "La tragédie de Spartacus", dans Spartacus et la Commune de Berlin, 1918, 1919, 1948, réédité par les éditions Spartacus, 1972.

[8] Comme l'armement nucléaire tactique, par exemple.

[9] Thierry PAQUOT, Utopie, l'idéal piégé, Hatier, 1996.

[10] C'est ce qu'a bien vu Simone Weil qui écrivait dans  ? ? ?, "n'importe quel mal réel est toujours moindre que les maux possibles que risque toujours d'amener une action non calculée. D'une manière générale les aveugles que nous sommes actuellement n'ont guère de choix qu'entre la capitalisation et l'aventure".

[11] Norbert ELIAS, La civilisation des moeurs (1939) réédité par Calmann Levy, coll.Agora, 1976.

[12] Cornélius CASTORIADIS, La montée de l'insignifiance, Seuil, 1998.

[13] André PRUDHOMMEAUX, "La loi, le contrat et la coutume, vers une charte des usages ?", L'effort libertaire, réédité par les éditions Spartacus, 1978.

[14] C'est nous qui soulignons.

[15] Dont bien sûr Artaud.

[16] Antonin ARTAUD, A la grande nuit ou le bluff surréaliste.

[17] les situationnistes traitent de religion, c'est généralement à travers ses aspects les plus superficiels et les plus spectaculaires, comme un épouvantail que réfuteront avec mépris ceux qui sont incapables de réfuter quoi que ce soit d'autre (...) Des questions qui mériteraient un examen et un débat sont ignorées parce qu'elles ont été monopolisées par la religion, ou qu'il se trouve qu'elles sont connues en termes particulièrement religieux. Certains peuvent ressentir l'inadéquation d'un tel rejet, mais ils ne sont pas sûrs de la manière dont on pourrait agir autrement sur un terrain aussi tabou, et donc eux aussi se taisent ou retombent dans la banalité." Ken KNABB, The realization and suppression of religion", Berkeley, 1977.

[18] "L'équation selon laquelle dans le mal se trouve toute volupté (Baudelaire) pourrait servir de badge à tous les tortionnaires du monde" disait déjà justement Jean Malaquais en 1941 dans Le journal d'un métèque.