VOTRE
REVOLUTION
N'EST PAS
LA MIENNE


Retour à la page d'accueil




François Lonchampt
ollantay@free.fr
http://ecritscorsaires.free.fr


Alain Tizon
http://ecritscorsaires.free.fr



TABLE DES MATIERES:

Préface

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue

La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte

Guy debord et les situationnistes

L'esprit de la classe ouvrière et la victoire du consommateur

Des arguments aux tenants de la lutte de classe

Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité


VOTRE RÉVOLUTION N'EST PAS LA MIENNE

Préface
Alain Tizon, François Lonchampt, 1999


En 1968, en pleine société de consommation et de plein emploi, éclate la première grève générale sauvage qui paralyse un grand pays européen. Toutes les institutions sont remises en cause, usines, bureaux et édifices publics sont occupés, partout se créent des « comités d'action » et l'on assiste à une formidable libération de la parole et même à quelques tentatives de réorganisation révolutionnaire des échanges sous le contrôle de ces comités. Dans ce climat d'exaltation et de liberté, certains ont cru entrevoir la possibilité de pousser la critique de la société marchande jusqu'à ses plus extrêmes conséquences et de renouer avec le rêve d'une histoire enfin transparente aux hommes qui la font. Et parmi ceux qui se lancèrent alors dans toutes sortes de voyages et d'aventures, politiques et existentielles, tous n'ont pas gardé en leur for intérieur la réserve nécessaire pour opérer en temps utile un judicieux revirement stratégique.

Tous ceux qui ont été bouleversés en Mai ne sont pas devenus grands couturiers, journalistes à « Libé » ou producteurs de cinéma, qui pour la plupart jettent un regard cynique sur leur jeunesse et piétinent aujourd'hui ce qui fût l'honneur de leurs vingt ans. Ceux-là ont droit à tout notre mépris.

Il en est d'autres qui n'ont pas résisté à ce que Pasolini qualifiait dans ses Écrits corsaires « d'une des périodes réactionnaires les plus violentes et peut-être les plus décisives de l'histoire [1] ». Et nous avons tous connu quelqu'un pour qui toute cette aventure s'est très mal terminée. Ivres de vie en Mai, ils n'ont pas résisté à des années obscures et n'ont jamais pu reprendre pied. Certains se sont suicidés, d'autres ont fini dans la misère, les drogues, ou victimes d'accidents stupides et prémédités.

Ce livre leur est dédié, ainsi qu'à ceux qui, aujourd'hui, sont restés dignes.

Il est le fruit d'une tentative pour surmonter les déconvenues de ces vingt dernières années, pour remettre à l'honneur cet esprit de Mai, malgré ses ambiguïtés, et pour redonner des raisons d'espérer à tous ceux qui n'ont pas renoncé, ainsi qu'aux générations nouvelles étouffées par le culte du Dieu-Je et qui n'entendent le plus souvent parler de ce temps là que par nos ennemis.

Et au terme de ces réflexions, si nous sommes parvenus, en posant d'avance, comme le souhaitait André Prudhommeaux, quelques uns « des problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité », à remettre à leur juste place certaines des questions que le prétendu socialisme scientifique avait promptement étouffées sous les vaines certitudes de l'expérience historique et que le capitalisme triomphant s'emploie à enterrer définitivement, nous aurons alors quelque peu atteint notre but.

Pour l'écrire, et pour conjurer un sort qui nous fut contraire, il a fallu nous replonger douloureusement dans un passé où beaucoup de nos rêves se sont perdus, puisqu'il semble que toutes les tentatives sur lesquelles nous avons joué nos existences n'aient contribué qu'à faire advenir le monde que nous connaissons aujourd'hui.

Car il y a encore peu de temps nous vivions dans l'attente d'un affrontement décisif entraînant inéluctablement la fracture des temps, le déclin et la chute de l'économie marchande, l'avènement de la société sans classe et le règne de la liberté. Tout-à-fait persuadés que « retarder l'heure du soulèvement des ouvriers dans chaque pays constituait le seul véritable souci de la stratégie politique mondiale des états [2] », nous aurions pu écrire, comme les auteurs d'une revue ultra-gauchiste [3] en 1976, que « notre époque voit se développer, et verra s'amplifier une tendance à s'en prendre à toutes les institutions et à tous les aspects de la vie dominante (...) la crise montre la fragilité du système (...) les émeutes des noirs américains, Mai 68, le Mai rampant italien, l'insurrection polonaise, la révolution portugaise, les grèves et les manifestations espagnoles qui préludent à un affrontement de grande ampleur ont montré et illustré ce nouveau départ de la révolution (...) l'évolution générale nous parait claire. Elle mène au communisme. »

Mais l'assaut des prolétaires à toutes les citadelles du vieux monde a été vite désamorcé, et nous avons connu l'échec de cette révolution dans un système capitaliste fonctionnant bien que nous avait annoncé l'Internationale Situationniste.

La traduction dans le langage de la théorie radicale de ce qui fut vécu en 68 a eu moins de succès que le fast-food et les consoles de jeu électronique, les masses se sont offertes aux publicitaires et non aux théoriciens de son émancipation, et la persistance d'un monde qui, nous le croyions naïvement, devait s'effondrer dans les plus brefs délais pour laisser place à la société nouvelle que nous avions cru entrevoir en Mai nous a obligés à envisager « une période historique de laquelle la possibilité de la révolution communiste soit absente [4] ». Et pire encore, que ce soit précisément dans cette époque qu'il nous était imparti de vivre [5].

Aussi douloureux que cela puisse être, il nous faut donc remettre en cause nombre de certitudes et tenter de comprendre comment nous avons été si vite rattrapés puis dépassés par cette société même que nous voulions détruire et que nous avons malgré nous contribué à perfectionner.

La première de ces certitudes, c'est cette foi obstinée et aveugle qui veut que la société de classe recèle et refoule dans ses entrailles la possibilité historique de son dépassement. Elle parcourt tout le mouvement ouvrier, héritée de l'eschatologie chrétienne, elle permet aux « consciences critiques » le plus profond sommeil et le marxisme va l'ancrer comme un dogme dans la pensée révolutionnaire moderne.

La deuxième, c'est la théorie confortable de l'aliénation (ou du retard de la conscience), non pas la notion philosophique que nous nous garderons bien de discuter ici, mais cette vulgate théoricienne qui vient conforter les plus flatteuses constructions de la radicalité en prêtant aux individus et aux groupes sociaux des motivations ou des intentions inventées pour les besoins de la cause. La troisième, et c'est par là que nous allons commencer, c'est cette certitude absolue d'être au seuil des bouleversements décisifs que les « lois de l'histoire » nous promettaient, et qui provenait en grande partie de la sous-estimation d'un adversaire qu'on croyait condamné par ces lois, lesquelles interdisaient de reconnaître la bourgeoisie pour ce qu'elle est encore, la seule classe continuant sa révolution au XXeme siècle, la seule classe à même d'en poursuivre le développement.

Nous sommes de cette génération qui fut profondément marquée par Mai 68. Nous n'avons jamais été membres d'aucun parti ou groupe d'extrême gauche mais c'est avec joie que nous avons fréquenté certains milieux radicaux, dans la mouvance de l'anarchisme, de l'ultra-gauche ou de l'Internationale Situationniste dont la théorie fut notre principale influence. Et nous n'avons jamais été aussi loin que de ce côté là. Il y eut aussi les voyages, la pratique de nombreux métiers, des dérives aventureuses sur plusieurs continents, des amitiés, des amours, avec leur lot d'insuffisance, de plénitude, et de très solides moments de solitude. Quand nous nous sommes rencontrés dans un stage de formation pour chômeurs au début des années 80 la révolution entrevue en Mai était pour nous toujours à l'ordre du jour et nous pensions que c'était au sein de la classe ouvrière que nous serions les plus efficaces pour en accélérer la venue. Et nous restons persuadé qu'à ce moment là, et pour quelques années encore, cette révolution ne fut pas si loin. Mais ce que nous n'avions prévu ni compris, c'est que la société de l'époque pouvait encore évoluer suffisamment pour donner satisfaction à une bonne part des aspirations qui s'étaient exprimées en Mai, même celles qui paraissaient les plus provocatrices. Et c'est bien pour cette raison que nous n'avons pas saisi toute la portée des transformations qui l'ont affectés par la suite.

Suite : Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de voie sans issue


[1] Pier Paolo PASOLINI, Ecrits Corsaires, Flammarion, 1976.

[2] P.BEAUFILS et P.LOCURATOLO, Apologie de Jacques Bonhomme, Paris, 1975.

[3] KING KONG INTERNATIONAL, n°1, 1976.

[4] "La décadence du régime capitaliste est la période pendant laquelle celui-ci entre dans un état de crise permanente tout en continuant à développer les conditions matérielles et humaines de l'apparition d'un ordre social supérieur ; autrement dit, tout en continuant de développer les prémisses de la révolution socialiste. La décomposition de ce régime commencerait, par contre, à partir du moment où la possibilité objective de création d'un ordre social supérieur disparaîtrait, c'est-à-dire où le système entraînerait dans sa décadence les prémisses elles-mêmes de la révolution socialiste. C'est là précisément la possibilité de la barbarie moderne, non plus comme tendance qui se développe constamment dans la société d'exploitation mais en tant que phase de décomposition pendant laquelle aussi bien les forces productives que la conscience de classe révolutionnaire connaîtraient une régression sensible et durable. La barbarie moderne serait la période historique de laquelle la possibilité de la révolution communiste serait absente." P.CHAULIEU, "La consolidation temporaire du capitalisme mondial", SOCIALISME OU BARBARIE, 1948.

[5] Par révolution communiste, nous n'entendons, bien sûr, aucune de celles qui prétendent ou ont prétendu avoir triomphé au XXème siècle sous ce nom.