VOTRE
REVOLUTION
N'EST PAS
LA MIENNE


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François Lonchampt
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Alain Tizon
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TABLE DES MATIERES:

Préface

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue

La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte

Guy debord et les situationnistes

L'esprit de la classe ouvrière et la victoire du consommateur

Des arguments aux tenants de la lutte de classe

Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité


VOTRE RÉVOLUTION N'EST PAS LA MIENNE

L'esprit de la classe ouvrière et la victoire du consommateur
Alain Tizon, François Lonchampt, 1999


 

Une voie sinueuse et plus sûre


« La fièvre de consommation est une fièvre d'obéissance à un ordre non énoncé. » [1]

Pier Paolo PASOLINI, Écrits corsaires

« Les "petits métiers" qui, selon la formule de l'ancien ministre de l'économie, "ne méritent pas qu'on les rejette d'un revers de main", ont fait l'objet de nombreuses suggestions. Les "formateurs au sourire pour les petits commerçants" imaginés par Fabrice Sergent (Grollier interactive) ; les "kinésithérapeutes qui expliquent aux automobilistes comment s'asseoir dans leur nouveau véhicule", proposés par René Sylvestre (L'étudiant) (...) la création d'une entreprise qui inventerai un jeu pour apprendre à créer sa société, proposé par Patrick Zelnick (Virgin France), ont côtoyé les nouveaux métiers suscités, selon d'autres participants, tant par le VTT que par Internet. » [2]

Madelin et des patrons ont ouvert la chasse aux « nouveaux emplois », Le Monde, janvier 1997

 


Dans un contexte d'affrontement où la classe ouvrière devait lutter avant tout pour sa survie, la réflexion sur les lendemains de la victoire fut peu à peu délaissée au profit des questions organisationnelles, puis frappée par le marxisme d'un véritable interdit.

Nouveau Prométhée incarnant la perte de l'humanité crucifiée dans les chaînes du salariat, détenteur souverain de la vérité, annonciateur du retour de l'âge d'or, de la consommation des temps ou du paradis sur terre, pour les premiers socialistes, le prolétariat industriel allait bientôt se figer dans la fonction messianique que le socialisme scientifique, lui aussi, lui réservait, revêtissant d'un apparat scientifique les vieux rêves millénaristes toujours vivants dans le mouvement ouvrier en le frustrant de toute une dimension créatrice qui lui a manqué par la suite pour répondre aux défis des temps et aux conséquences même de sa propre action.

Et hier encore pour le spontanéisme soixante-huitard, tout projet sur la société à venir constituait un véritable attentat contre le génie créateur des masses [3].

« Pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle, cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique (...) (la classe ouvrière) n'a pas à réaliser l'idéal mais seulement à libérer les éléments d'une société nouvelle que porte dans ses flans la vieille société bourgeoise qui s'effondre », disait Marx [4], pour qui « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature ».

Pour expliquer et justifier le ralliement de Marx à la science économique bourgeoise, Karl Korsh invoquait l'influence de la défaite des ouvriers parisiens en 1848, la longue période de répression qui s'en suivit et l'évolution nécessaire d'un mouvement ouvrier enfin arrivé à l'âge adulte après « une première phase dominée par les passions et les chimères ». Car « dans son optique nouvelle, désabusée, la théorie économique semble indiquer aux travailleurs, qui ont maintenant dépassé le premier stade d'enthousiasme utopiste et d'activité aussi spontanée qu'agressive, une voie neuve, longue et pleine de détours certes, mais de nature à permettre la préparation et l'organisation des futures et décisives batailles de classe avec des chances de succès plus élevées - et non une certitude totale de vaincre, bien entendu - que lors des furieux assauts de naguère [5] ». Dans cette vision, le prolétariat, nouveau Christ rédempteur de l'histoire et de l'humanité doit donc expier ses fautes pour se régénérer lui-même ; et ce n'est que saigné par la réaction qu'il est enfin prêt à entendre un langage adulte.

Pour Marx, qui souhaita la défaite de la France face à la Prusse pour forcer le déplacement du centre de gravité du mouvement ouvrier vers l'Allemagne, « les armées vaincues apprennent mieux ». Le prolétariat parisien a répondu le 18 mars 1871 et subit une de ces défaites sanglantes qui aurait dû lui apprendre les voies sinueuses mais sûres de la fatalité historique.

Mais on sait ce qu'il en fut du « mouvement désabusé et matérialiste » qui devait supplanter le « mouvement emporté par la griserie, les illusions utopistes, et les actions révolutionnaires directes », ce qu'il en fut des « futures et décisives batailles de classe » . La révolution ne s'est produite ni en Angleterre, ni aux États-Unis, contrairement à ses prévisions, et comme écrasée par « les impératifs héroïques d'une tâche surhumaine [6] » la classe ouvrière n'allait pas tarder à remettre son destin entre les mains d'une caste de politiciens, bientôt embrigadée pour la défense des Républiques prétendument soviétiques où en fait de soviets il ne restait plus que le nom.

A la tête du premier État issu d'une insurrection prolétarienne victorieuse, et durant des décennies, ce sont les bolcheviks qui furent censés détenir les clés du passage à la société du bonheur. leur pouvoir exerça un ascendant quasi religieux sur des foules immenses et ils bénéficièrent d'une marge de manoeuvre sans pareil. Mais ils renoncèrent à la révolution mondiale après l'échec des spartakistes en Allemagne, après avoir écrasé les révoltés de Cronstadt, l'Ukraine Makhnoviste, les socialistes révolutionnaires et toute démocratie dans les soviets.

À travers la troisième internationale ils s'employèrent à « bolchéviser » les partis ouvriers du monde entier. La suite est connue : après avoir exilé Trotsky qui avait déjà lui même réprimé à l'intérieur du parti toutes les forces qui auraient pu prendre sa défense [7], le stalinisme anéantit les élites du mouvement communiste international, sacrifie la révolution espagnole à sa politique de grande puissance et entraîne partout le prolétariat à la défaite, éradiquant en son sein, et sans pitié, toute opposition.

Tout semble avoir été écrit sur cet échec tragique, de l'ultra-gauche au PCF en passant par toutes les chapelles trotskistes et « maoïstes ». Mais cette épopée tragique et sanglante reste pour nous un mystère. Car rien ne nous explique par quels fils cette tragédie s'est nouée, comment des révolutionnaires chevronnés, qui avaient connu la torture, la prison, l'exil, aussi bien dans les rangs bolcheviks que chez les anarchistes, malgré la solide expérience qui les habitait, ont ils pu se retrouver ainsi écartés, écrasés, ou pire encore, ralliés pour certains par la sanglante dictature stalinienne ?

Il n'y a pas, en tout cas, d'explication rationnelle, et les sciences historiques qui prétendent apporter une réponse définitive à un drame d'une telle ampleur nous laissent insatisfaits.

 


L'équipement des ménages

La classe ouvrière, par ses luttes, pousse toujours au développement de la forme capitaliste [8]qui la transforme à son tour, et de telle façon que les conditions de son combat se sont totalement renouvelées. Mais dés les années 30 dans les pays développés, mises à part les minorités conscientes et à l'exception notable de l'Espagne libertaire, elle renonce de plus en plus explicitement à remettre en cause le pouvoir de la bourgeoisie. Et à partir du moment où les biens de consommation commencèrent à être produits en série, où des gains de productivité suffisamment importants permirent de redistribuer quelques bénéfices aux producteurs, et où les fractions les plus éclairées des classes dominantes commencent à considérer le salaire comme un investissement et un moyen de contrôle (et plus seulement comme un coût), au lieu de « prendre conscience de son rôle possible en tant que force autonome maîtresse de son destin [9] » et de se préparer à la bataille décisive, il semble qu'elle ne se mette en mouvement que pour monnayer sa position stratégique dans la production, déléguant à ses représentants politiques et syndicaux la tâche de négocier la paix sociale au meilleur prix. Sa victoire paradoxale est d'avoir ainsi acquis droit de cité en tant que classe de consommateurs en imposant ses besoins au coeur du processus de l'expansion, car depuis la dernière guerre le conflit social est devenu le moteur d'une croissance fondée sur la production de masse et aucune politique économique n'a pu être menée à bien sans prendre en compte et manipuler la demande ouvrière en biens manufacturés.

Le recul de la pauvreté, surtout à partir des années 60, l'accession à la propriété, l'équipement des ménages, l'amélioration des conditions du logement, la généralisation du crédit et le leadership d'un Parti Communiste qui savait parler quand il fallait le langage de l'ordre et de la consommation, permirent de maintenir les mouvements revendicatifs dans les limites assignées par les plans de développement.

Comme l'a bien vu Serge Mallet, en dehors de son temps de travail l'ouvrier rentre dans un système de valeurs et de représentations qui n'est plus ouvrier, et c'est toute une génération qui devient accessible aux nouveaux modèles de comportement et de consommation. Si la lutte de classe se poursuit, c'est à l'intérieur du système qu'elle trouve ses débouchés, même si elle le met en déséquilibre. Et nombre de foyers populaires entrevoient alors la possibilité d'une véritable ascension sociale pour leurs enfants, dans la seule voie ouverte, du fait de l'échec des révolutions et de toute tentative alternative, celle du capitalisme, qui hier comme aujourd'hui quand nous écrivons ces lignes, est toujours la seule existante et est posé comme l'unique modèle,. insensiblement, avec la conquête de l'espace privé souvent vécu comme une véritable libération, la contrainte et les sociabilités de classe marquant le pas, la perspective de conjurer la malédiction prolétarienne séculaire en évitant les affres d'une révolution violente finit par remplacer la quête de l'émancipation collective qui s'est éloignée à force de trahisons, de défaites et de compromis [10]. Et, comme disait l'Internationale Situationniste, « le vieux mouvement ouvrier a échoué, non sans obtenir d'immenses résultats, mais qui n'étaient pas le but visé » [11].

L'immense besoin de sécurité que le prolétariat a hérité d'une histoire de misère a été transformé en rêve d'un bonheur obtenu par l'acquisition de marchandises, mais comme l'Internationale Situationniste l'a aussi relevé, la classe ouvrière des années 60 n'a accédé qu'à la consommation des équipements et des objets pauvres qui lui étaient spécialement destinés, dont la jouissance était le plus souvent différée puisque les fruits du progrès subissent les lois du moindre coût et de la production de série. Et cet accès inévitable à la richesse marchande (qu'il ne s'agit pas, bien sûr, de regretter), a contribué à affaiblir considérablement la classe ouvrière en lui ouvrant un nouveau champ d'affrontement pour lequel, contrairement à la bourgeoisie, elle n'était nullement préparée.

Déjà divisée entre producteurs, elle doit maintenant connaître en son sein la concurrence entre consommateurs, qui ne fait que créer de nouvelles séparations, contribuant à affaiblir une conscience de classe déjà dévoyée par des décennies de stalinisme. Et face à cette irruption soudaine du marché de la consommation, d'abord dédié aux cadres, dans tous les domaines de la vie, à la violence de cette conquête marchande qui, d'une certaine manière rappelle par sa brutalité les premiers pas de la révolution industrielle du XIXeme siècle, elle s'est retrouvée déstabilisée, désunie, n'offrant que de faibles résistances - et cette bataille qui perdure a aussi ses blessés et ses morts.

La marchandise qui avive le désir de possession, divise aussitôt possédée, car tant de marchandises et c'est autant d'objets pour entrer en concurrence avec l'autre, le dominer ou au mieux s'en détourner, rarement pour partager. La consommation elle même hiérarchisée ne vient jamais compenser la misère vécue, les frustrations produites par le fonctionnement quotidien de cette société dans les conditions de la survie brutalement modernisées deviennent le réservoir de pseudo besoins infiniment renouvelables que les publicitaires s'entendent à mettre en forme par les moyens appropriés, et l'insatisfaction est l'objet d'une inflation permanente gérée et exploitée par la classe qui profite. Mais elle contribue également à former de nouveaux sujets de mécontentement qui allaient contribuer bientôt à l'explosion de Mai.

 

Delenda est


Le Mouvement des Occupations éclata comme un coup de tonnerre dans un ciel de plomb et comme un pavé dans la mare de ceux qui dissertaient avec une certaine complaisance sur l'intégration ou la faillite historique du prolétariat. Et les grèves sauvages des années 70 restaurèrent pour un temps le crédit que la classe ouvrière avait conservé auprès de ceux qui restaient attachés aux idéaux du socialisme. [12]Mais si les ouvriers ont bien démontré en 68 qu'ils se trouvaient être encore et toujours la force centrale qui peut arrêter le fonctionnement existant de cette société, ils n'ont pas su s'affirmer comme la force indispensable pour en réinventer les bases. Ils ont bien manifesté au contraire, en reprenant le travail après avoir obtenu quelques avantages, le peu de cas qu'ils faisaient, dans l'ensemble, des espérances millénaires dont les étudiants les plus conscients, ainsi que d'autres, de toutes classes sociales, entendaient charger leurs épaules. Cette démonstration de force et d'impuissance, la confirmation de cette capacité de nuire et cette absence de projet allait signifier le déclin et la chute de la vieille classe ouvrière. La liquidation accélérée de ses moeurs et de ses quartiers par les urbanistes et les publicitaires était passée à l'ordre du jour, et pour en finir avec des perceptions, une mémoire et des liens trop chargés d'histoire, pour produire l'homme de demain, totalement adapté aux emplois qu'on lui destine, on a transformé les conditions de son engagement dans la production, mais également toutes les conditions de sa vie.

 


Une révolution de droite

En 1957, le sociologue anglais Richard Hoggart expliquait dans La culture du pauvre, que « l'époque est passée, où l'on pouvait distinguer, à vue d'oeil, un ouvrier d'un petit bourgeois (...) les changements récents des sociétés industrielles tendent à déposséder les classes populaires du meilleur de leur culture propre (...) les frontières de l'appartenance de classe ont tendance à se transformer dans la mesure où la plupart des membres d'une société moderne ont de plus en plus de consommations culturelles communes ». Mais il estimait à cette époque que « ces influences culturelles n'ont qu'une action fort lente sur la transformation des attitudes et qu'elles sont souvent neutralisées par des forces plus anciennes (...) que les membres des classes populaires n'ont pas perdu leur résistance ancienne aux pressions extérieures » et qu'ils « sont beaucoup moins influencés par leurs consommations culturelles qu'ils pourraient l'être ou que certains le disent [13]. »

Moins de vingt ans plus tard dans ses Écrits corsaires, Pasolini décrivait l'anéantissement culturel des classes ouvrières et paysannes par le nouveau pouvoir, le nivellement brutal des comportements sur le modèle de la petite bourgeoisie, l'adhésion totale et inconditionnelle aux modèles imposés par le centre, la diffusion sans réplique d'une culture de masse interclassiste ainsi que de la vulgarité et de la névrose qui l'accompagne fatalement [14].

La véritable révolution de droite dont participent la télévision, l'urbanisme qui rend les hommes étrangers à leur propre histoire, l'aménagement du territoire, la prolifération des infrastructures et la communication unilatérale qui s'organise autour de l'accès aux marchandises, vont bientôt ruiner les bases de toute conscience de classe en mettant l'individu consommateur sur un piédestal, en remodelant brutalement tout son environnement. Car comme le relevait justement L'encyclopédie des nuisances [15] en 1985, « la destruction du milieu ouvrier, c'est-à-dire des anciennes bases pratiques d'un affrontement prolétarien autonome, avait été depuis 20 ans le Delenda Carthago de tous les discours novateurs du capitalisme technologique » [16]. Et la résistance culturelle de la classe ouvrière a cédé pratiquement sur tous les plans. Le monde du travail, comme la famille, a été bouleversé de fond en comble, le crédit a profondément modifié la gestion des finances du foyer, les liens de voisinages se sont terriblement dégradés, le style des divertissements est presque totalement imposé de l'extérieur par les marchands (jeux électroniques, consommations obsessives, Walkmans, drogues en tout genre ..., les formes originales de culture ont toutes disparues ou ne survivent que comme témoignage d'un passé révolu, comme ces danses paysannes qui n'existent plus que par les groupes folkloriques, les attitudes fondamentales vis à vis du mariage et du foyer ont été bouleversées. Quant aux sentiments qui accompagnent la maladie, la fatigue, la naissance ou la mort, ils sont l'objet d'un renouvellement forcé grâce à l'embryon congelé, la diffusion massive de psychotropes et les stages de formation pour apprendre à vivre sa retraite [17].

Plus récemment, le développement d'une consommation différenciée vient pallier les effets de nivellement de la consommation de masse et les frustrations trop criantes qu'elle engendre, en même temps qu'elle permet d'exploiter encore un marché saturé, en introduisant de l'arbitraire entre des consommateurs dramatiquement normalisés dont chacun est désormais considéré comme un individu à part entière, voir comme un être conscient qu'il faut ferrer par le dialogue, flatter dans son narcissisme, enfermer et isoler dans le labyrinthe de ses désirs, dans les particularités sans commune mesure d'une course inepte à la distinction qui permet de s'affirmer aujourd'hui non seulement en consommant plus que les autres, mais aussi en consommant différemment. C'est pourquoi chaque entreprise doit désormais s'adapter aux stratégies de différenciation qu'elle sait susciter chez ses clients. Après les horaires individualisés, l'étalement des vacances, la multiplication des chaînes télévisées qui contribuent déjà à fractionner, éparpiller et atomiser la masse consommatrice, voilà donc le règne de l'optionnel, du qualitatif et du marketing relationnel [18], de la passion, du non-conformisme, de la dérisoire affectation. Et si c'est la communication marchande, et elle seule, qui sait susciter aujourd'hui ces besoins et ces désirs plus riches qui excèdent toutes les satisfactions permises c'est à la marchandise, par là, qu'on entend donner une nouvelle vie, car elle doit être plus que jamais la souveraine médiation des rapports humains.

Pour Gilles Lipovetsky [19] (dont nous sommes loin de partager toutes les idées), « cette société hédoniste n'engendre qu'en surface la tolérance et l'indulgence, en réalité, jamais l'anxiété, l'incertitude, la frustration n'ont connu une telle ampleur ». La rapidité du renouvellement des objets et du décor génère toujours une frustration angoissante qui contribue puissamment à renforcer la demande d'assistance, de satisfactions compensatoires et de consommations palliatives qu'elle excelle à produire massivement pour entretenir l'hébétude propice à la consommation, et qui trouve un marché de sensations toutes faites, d'images et de concepts, de sentiments et d'affects expressément mis en formes par les psychologues de marché pour faire vendre, encore, en asservissant l'imaginaire et en éduquant des subjectivités avides de ces stimulis préfabriqués, qu'on calme toujours par des achats, et des spectacles. Et qui s'étonne aujourd'hui d'apprendre que la France est le premier pays au monde pour la consommation de psychotropes ? « Quand les consommateurs consomment, c'est pour trouver la paix » lisait-on récemment dans une revue spécialisée pour publicitaires.

Cette problématique des besoins, dans laquelle le mouvement ouvrier s'est largement fourvoyé, manipulée par la communication publicitaire, avec l'idéologie de la jouissance et du désir, avec les messages sans cesse assénés du acceptez-vous tels que vous êtes, laissez vous aller, j'en fait mon affaire, soyez positif qu'on inculque à grand renfort d'images et d'arguments à la fois anxiogènes et lénifiants, n'est-ce pas la réponse la plus efficace au projet, ne serait-ce que d'améliorer, sinon de changer l'homme ? Et cet homme qui s'accepte enfin tel qu'il est, sans pluschercherà s'élever ou à s'améliorer en quoi que ce soit, n'est-ce pas véritablement un homme nouveau ?²

 


La gestion des mécontentements

Au début des années 70, avant de quitter ce monde, Jacques Camatte affirmait dans la revue Invariance que le marxisme avait permis l'universalisation du mode de production capitaliste, en jouant le même rôle que le christianisme pour l'empire romain, que « le capital est parvenu à englober la contradiction qui l'opposait au travail salarié [20] », et que les luttes conduites sur la base du vieux mouvement ouvrier n'étaient plus bonnes qu'à liquider les restes d'un monde déjà condamné. En relevant que « le prolétariat n'a jamais posé réellement une société antagonique à celle du capital [21] », les rédacteurs d'Invariance faisaient l'hypothèse que ses mouvements ne servaient plus qu'à régénérer celui-ci, « un peu à la façon des révoltes paysannes dans le mode de production asiatique [22] », comme si chaque poussée révolutionnaire forçait le capitalisme à aller de l'avant, à passer à un stade ultérieur de son développement, et ils pronostiquaient l'irrésistible épuisement du phénomène révolutionnaire en occident, puisque le développement des forces productives finit par décomposer et cannibaliser l'humanité et le prolétariat lui-même, dont le mouvement négateur serait désormais terminé.

Presque deux siècles de combats incessants, en effet, n'ont pas suffi à forger la classe de la conscience [23]. Et contrairement à ce que nombre d'entre nous espéraient, le brassage des populations du monde n'a pas produit de grands effets d'émancipation. Les peuples, en perdant certaines de leurs illusions n'ont pas acquis pour autant la conscience d'un monde à construire. Le deuxième assaut prolétarien contre la société de classe, annoncé par Debord dans l'I.S et La société du spectacle, a été transformée en crise économique, grâce à laquelle la classe fut vaincue sans combat frontal, permettant à la bourgeoisie de mettre tous les aspects de la vie sous contrôle et le coeur de la production à l'abri des mouvements anarchiques des producteurs. Avec les magnifiques défaites pleines d'enseignements et la fatalité d'une prise de conscience inéluctable engendrée par la providentielle crise finale dont les prémisses sont toujours entrevues, même si l'attente du grand soir fait aujourd'hui sourire, il nous faut donc mettre au hangar des idées mortes la trop fameuse école des luttes censée élever jour après jour le niveau de conscience des prolétaires jusqu'à leur faire entrevoir clairement le chemin de leur émancipation. Ce postulat n'est plus acceptable aujourd'’hui, même si la mémoire de ces luttes est encore, heureusement, ancrée dans le prolétariat, malgré tous les efforts fournis pour lui faire admettre que son passé est celui de tous.

Force est de constater que la classe ouvrière paye aujourd'hui le solde de ses défaites, de toutes ses défaites, et au prix fort. Vaincue sur le terrain économique, mais aussi sur toute l'étendue de son champ culturel, tétanisée par le chômage, continuellement sur la défensive depuis plusieurs décennies, toujours prise de vitesse par l'accélération forcenée des mutations en cours, la classe ouvrière, doit passer tous les jours sous les fourches caudines d'une communication unilatérale qui la dévalorise en permanence, et qui est construite pour lui inspirer la honte d'elle même, de son histoire et de sa condition.

Mais si son importance numérique a relativement diminué, si son combat a perdu beaucoup de son pouvoir d'évocation symbolique, si la plupart des figures actuelles du salariat sont sans relief historique, et s'il nous faut bien constater la paralysie, passagère nous l'espérons, d'une classe enchaînée à ses propres besoins, et qui semble pour l'heure peu désireuse d'en découdre, ce n'est sûrement pas avec le coeur soulagé de ceux qui hier encore, on s'en rappelle, manipulaient de jeunes ouvriers rebelles pour les envoyer au casse pipe, en tôle ou à la misère.

Car nous n'oublions pas que le mouvement ouvrier a rassemblé dans ses rangs tout ce que le prolétariat comptait de meilleur, que c'est du prolétariat (qui a su démontrer au monde à certains moments historique, combien il était capable de dépassement), malgré ses manques, ses carences et ses fautes, que surgirent les combats les plus nobles de ce temps. Et si la dynamique des luttes de classe nous semble insuffisante pour générer, à elle seule, un mouvement de transformation sociale qui soit à la hauteur des enjeux du temps, il n'en reste pas moins que celles-ci connaîtront sans aucun doute de nouveaux développements dans l'avenir, auxquels nous resterons très attentifs ; que la classe ouvrière, par ses luttes, pousse toujours au développement de la forme capitaliste qui la transforme à son tour, et de telle façon que les conditions de son combat se sont totalement renouvelées, et qu'elle nous verra toujours à ses côtés, non sans vigilance, que rien enfin « ne saurait nous dispenser de recueillir dans l'héritage mystique et politique du messianisme prolétarien, d'une part tous les éléments utiles à la fondation d'une idéologie plus réaliste, d'autre part toutes les valeurs morales dont il a été l'exaltation [24] ».

Suite : Des arguments aux tenants de la lutte de classe


[1] Pier Paolo PASOLINI, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976.

[2] Le Monde, janvier 1997.

[3] C'est ce que critiquait justement Denis Meuret en 1970, dans une revue dont nous n'apprécions pourtant pas, loin de là, tous les articles, qui se demandait "si, malgré les apparences, l'attitude comme quoi on ne peut pas savoir ce qu'il y aura après la révolution (Oh ! il n'est pas question de proposer un modèle, seules les masses ( ?) au cours de leur lutte définiront, etc.) n'est pas, elle aussi, religieuse et an-historique (elle exagère le rôle de la révolution, et elle fait du post-révolutionnaire le domaine de l'INNEFABLE). Fin du gauchisme, Denis Meuret, octobre 1970, "Le Semeur", série 67-70, n°6.

[4] K.MARX, La guerre civile en France, Scandeditions, 1987.

[5] Korsch évoque "l'importance accrue que la science économique commence à prendre au sein de la théorie marxienne de la révolution" qui "va désormais se rattacher de manière de plus en plus étroite aux résultats scientifiques de l'économie bourgeoise classique, et cela d'une façon non seulement critique mais encore positive", et il ajoute : "la répression violente de toutes les tentatives d'action pratique, et l'étouffement de l'ardeur révolutionnaire qui s'en suivit, ne pouvaient pas ne pas laisser de trace également sur la théorie économique de Marx, laquelle prenait maintenant une coloration objectiviste. La révolution sociale était désormais présentée comme le terme forcé du développement de la société, comme l'effet inéluctable d'une loi selon laquelle "la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature". Karl KORSCH, Le Marxisme, publié à Francfort en 1967, réédité par Champ libre en 1971.

[6] André PRUDHOMMEAUX, "La tragédie de Spartacus", 1934, réédité in : Spartacus et la Commune de Berlin, éditions Spartacus, 1972.

[7] Des formations comme l'"opposition ouvrière", le "Groupe Ouvrier" et "Vérité Ouvrière" qui tenaient la NEP pour un retour au capitalisme furent exclues du Parti, certains de leurs membres arrêtés et déportés.

[8] Jacques CAMATTE, INVARIANCE.

[9] M.LANDRY, La Révolution Prolétarienne, n° 31, nouvelle série, 1949.

[10] Olivier SCHWARTZ, Le monde privée des ouvriers, PUF 1990 et Jean Pierre TERRAIL, Destins ouvriers, la fin d'une classe, PUF 1990.

[11] La revue "Socialisme ou Barbarie", annonçant sa dissolution un an avant le mouvement de Mai, constatait "la dépolitisation et la privatisation profonde de la société moderne ; la transformation accélérée des ouvriers en employés, avec les conséquences qui en découlent au niveau des luttes dans la production, le brouillage des contours des classes, qui rend de plus en plus problématique la coïncidence d'objectifs économiques et politiques", ainsi que l'impossibilité d'"une réaction collective positive contre l'aliénation de la société moderne". "La suspension de la publication de SOCIALISME OU BARBARIE", circulaire adressée aux abonnés et lecteurs en Juin 1967, réédité dans L'expérience du mouvement ouvrier, 2, Prolétariat et oerganisation, 10/18, 1974.

[12] Déjà, en 1968, en pleine grève générale, des voix s'élevaient pour modérer les illusions ouvriéristes ressuscitées par le puissant mouvement des occupations. "Il faut abandonner l'idée que seuls les ouvriers sont révolutionnaires, c'est le chemin de l'attentisme", énonçait un tract de l'époque, cité dans Journal de la Commune étudiante, Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet, 1968, Le Seuil, 1968.

[13] Hoggart ajoutait :"Quelle influence les moyens modernes de communication peuvent-ils avoir sur l'atavique peur populaire de la guerre, sur le monde du travail, sur les relations familiales ou amicales, sur les soins quotidiens du ménage, sur la gestion des finances du foyer, sur les liens de voisinage, sur le style de divertissement du groupe restreint et sur les sentiments qui accompagnent la maladie, la fatigue, la naissance ou la mort ? (...) Le langage est resté pratiquement le même, en dépit du style de la grande presse qui semblerait pourtant devoir propager une forme avilie de l'idiome petit-bourgeois. Subsistent aussi des formes originales de culture, telles que les clubs de travailleurs, les styles de chansonnettes, les fanfares municipales, les magazines vieux-jeu et les distractions entre copains comme les fléchettes et les dominos. N'ont pas disparu non plus les attitudes fondamentales à l'égard du mariage et du foyer (...) la tolérance (...) l'importance accordée aux relations humaines (...) le bon vieux scepticisme et l'anticonformisme (...) leur immense capacité d'absorption (...) l'aptitude populaire à la moquerie envers les productions les plus ridicules de la publicité ou de la propagande (...) le bricolage (...) l'importance du jardinage d'amateur (...) l'intérêt porté aux animaux et aux oiseaux (...) les promenades à bicyclette." Richard HOGGART, La culture du pauvre, éditions de minuit, 1970.

[14] "Mais je connais, car je les vois et je les vis, quelques-unes des caractéristiques de ce nouveau pouvoir qui n'a pas encore de visage, par exemple (...) sa décision de transformer paysans et sous-prolétaires en petits bourgeois, et surtout son ardeur pour ainsi dire cosmique à aller jusqu'au bout du « Développement » : produire et consommer. Le portrait robot de ce visage encore vide du nouveau Pouvoir lui attribue des traits « modernes » dus à une tolérance et à une idéologie hédoniste qui se suffit pleinement à elle-même, mais également des traits féroces et essentiellement répressifs : car sa tolérance est fausse et, en réalité, jamais aucun homme n'a du être aussi normal et conformiste que le consommateur ; quant à l'hédonisme, il cache évidemment une décision de tout préordonner avec une cruauté que l'histoire n'a jamais connue. Ce nouveau Pouvoir, que personne ne représente encore et qui est le résultat d'une « mutation » de la classe dominante est donc en réalité - si nous voulons conserver la vieille terminologie - une forme totale de fascisme." PIER PAOLO PASOLINI, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976.

[15] Encyclopédie des nuisances, n°2, février 1985, "Histoire de dix ans", p.36.

[16] "La pénétration intensifiée de la production marchande est en train de décomposer tout ce qui, dans la vie des individus, est susceptible de servir de base à une reprise de la critique pratique : langage, comportements, terrains urbains, mémoire, tout ce qui était comme une base arrière de la révolution dans la clandestinité du vécu quotidien est méthodiquement soumis au tir croisé de la destruction et de la récupération." L'encyclopédie des nuisances, , n°2, février 1985, "Histoire de dix ans", p 37.

[17] "Informer, dédramatiser : telle est la vocation des stages de préparation à la retraite", Courrier des cadres, 25 novembre 1994.

[18] "Le consommateur des années 70 a pris le pouvoir. Après avoir analysé les mutations de ces vingt dernières années - de « l'hypermarché du bonheur » des années 70 au « cocooning » des années 80 - l'auteur aborde la fracture des années 90. Le cocon devient une forteresse dans laquelle l'individu se replie et organise sa consommation. Mature, exigeant, méfiant, il arbitre, réclame, boycotte. Il se veut acteur dans la cité : consommer devient un acte citoyen. Il veut être écouté, entendu, compris, considéré ; il veut que sa consommation soit morale.

Pour répondre à ces nouvelles tendances, l'auteur propose, au moyen du marketing relationnel, une démarche avant tout opérationnelle. Il s'agit de mettre en oeuvre une relation avant tout individualisée grâce à une approche différentiée et personnalisée qui reconnaît en chaque consommateur un marché à part entière." Abordez le millénaire dans de bonnes conditions, Le marketting relationnel- à la découverte du conso-acteur, catalogue des Editions d'organisation, octobre 1996.

[19] Gilles LIPOVETSKY, L'ère du vide, essai sur l'individualisme contemporain, Folio, essais, 1989.

[20] Invariance, série III, n°1, p.91, correspondance de 1971.

[21] Invariance, série III, n°4, p.5, correspondance de 1973.

[22] Invariance, série III, n°4, p.5, correspondance de 1973.

[23] Pour le sociologue anglais, Paul Willis, qui démontre que c'est en résistant à la culture de l'école, et en revendiquant les stigmates de son appartenance de classe que le jeune apprenti se destine à occuper la place qui lui est assignée, la plus subalterne, il y a "un échec spécifique, historique, de la culture ouvrière qui n'a pas réussi à élaborer une modification fondamentale des conditions qui l'ont amenée à exister."

[24] André PRUDHOMMEAUX, 1934, réédité in : Spartacus et la Commune de Berlin, 1918, 1919, réédité par Spartacus, 1972.