VOTRE
REVOLUTION
N'EST PAS
LA MIENNE


Retour à la page d'accueil




François Lonchampt
ollantay@free.fr
http://ecritscorsaires.free.fr


Alain Tizon
http://ecritscorsaires.free.fr



TABLE DES MATIERES:

Préface

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue

La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte

Guy debord et les situationnistes

L'esprit de la classe ouvrière et la victoire du consommateur

Des arguments aux tenants de la lutte de classe

Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité


VOTRE RÉVOLUTION N'EST PAS LA MIENNE

Des arguments aux tenants de la lutte de classe
Alain Tizon, François Lonchampt, 1999


« Il faut faire attention, une volonté collective peut empêcher les reclassements individuels. »

Max Mata, DRH de la société Moulinex

« Informer le plus exactement possible la hiérarchie sur le climat social de la société », c'est ainsi que Jean-Yves Mareau, responsable de l'observatoire social de la SNCF, définit sa mission.

« Communication sociale : un art difficile » Le Monde Initiatives, 29 janvier 1997

 


Quand il s'agit d'expliquer la crise du taylorisme, qui fut l'os à moelle d'une génération entière de sociologues du travail, les sciences humaines mercenaires, celles qui doivent produire des résultats utiles au patron qui les paye, évoquent pudiquement une réaction de rejet causée par l'élévation du niveau culturel de la jeunesse, ou l'inadaptation de ce type d'organisation à la production des séries limitées qui sont nécessaires à la satisfaction des nouveaux consommateurs.

Mais dans Moderniser mode d'emploi [1], Antoine Riboud, P.D.G. du groupe BSN et réputé patron de gauche, qui n'a de comptes à rendre qu'à ses actionnaires, ne s'embarrassait pas de périphrase en affirmant : « La répétitivité des tâches et la pénibilité des conditions de travail donnaient des arguments aux tenants de la lutte de classe. »

Tout au long des années 70 en effet, en France comme dans presque tous les pays développés, la soif de liberté issue de Mai et le grand désir de se libérer des contraintes du vieux monde ont précipité le rejet de toute discipline d'entreprise, contribuant à laminer les gains de productivité réalisés dans la décennie précédente. L'affrontement sur le revenu est souvent doublé d'une contestation assez radicale du travail lui-même, et de nouvelles forces sociales sont entrées en lutte, plus incontrôlables et dépassant souvent les cadres traditionnels du syndicalisme revendicatif : la nouvelle génération ouvrière, produit de la politique gaulliste de modernisation et de décentralisation industrielle, relativement étrangère à toute idéologie professionnelle et sans perpectives de promotion sociale, allait poser de nouveaux problèmes aux patrons en renouant avec quelques vieilles pratiques des origines du mouvement ouvrier : grèves bouchons, absentéisme et Turn-Over volontaire, occupations, sabotages, séquestrations [2]. Et comme l'explique bien tardivement un sociologue du travail : « Il a fallu toute la période des années 70 pour que le patronat, les syndicats et l'état prennent conscience de ce phénomène, de ce que les conduites des salariés mettaient en question l'ordre industriel, affaiblissaient les instruments de la régulation sociale qui assurent la performance économique des firmes [3] ».

 


La dimension inexplorée

Dans un ouvrage écrit en 1994 [4], un partisan distingué du management participatif se désole de l'incivisme du patronat et diagnostique une crise de l'entreprise qui est en même temps une véritable crise de société : La logique financière ruine la rationalité industrielle, la mondialisation de l'économie désarticule le modèle de développement, le « système France » est menacé de perdre sa cohésion interne et la société s'enfonce dans une véritable régression sociale. Sous prétexte de productivité, d'efficacité et de rigueur, l'autoritarisme et l'arbitraire progressent. Les licenciements minute, le chantage à la réduction des salaires, le dumping social et la désinvolture des dirigeants contribuent à créer un véritable divorce entre l'entreprise et l'opinion, l'exclusion de millions de salariés devient un véritable problème de société, l'apathie sociale et l'insécurité se sont abattues sur l'entreprise, abstraction juridique privée de sens, gouvernée par la contrainte brutale, la frivolité, la séduction et la manipulation psychoaffective.

Antoine Riboud, lui, nous explique que « l'acte productif des hommes n'est efficace et rentable que s'il tire parti de tout le potentiel productif et pour cela on a besoin de tout le potentiel des hommes : leur rigueur, leur imagination, leur autonomie, leur responsabilité, leur capacité d'évolution. » Ce qui va complètement à l'encontre de la morale industrielle admise jusque là, illustrée par cette adresse de Charles Taylor à ses ouvriers : « Vous n'êtes pas ici pour penser ». C'est dire qu'il y a bien longtemps que l'entreprise n'entend plus se contenter de la participation réticente de l'ouvrier et que les formes traditionnelles de l'Organisation Scientifique du Travail, seulement utiles à l'épuisement des forces physiques et nerveuses du travailleur, butant sur l'insoumission ouvrière et sur les limites de la décomposition des tâches, devaient être dépassées, quand il s'est agit d'exploiter l'homme dans sa totalité. C'est pourquoi la Nouvelle Police des Relations Industrielles, informée par la sociologie mercenaire, a exploré, balisé, et investi la dimension malen-contreusement négligée, celle de l'imaginaire, de l'invention et des coopérations vivantes du travail.

L'instauration de groupes d'expression, ou cercles de qualité, ont permis de contourner les syndicats, de mieux comprendre les processus à l'oeuvre dans la production, d'inculquer à l'ouvrier la culture technique qui asservit à l'ordre technicien. Le sociologue Jean Gautrat explique ainsi que la liberté de parole déjà octroyée par les lois Auroux en 1981, loin d'encourager une expression contestataire ou revendicative, a permis au contraire de créer du consensus, « de resserrer les liens hiérarchiques entre la base et sa maîtrise en plaçant leurs débats sur les thèmes de leur activité productive », en renforçant cette dernière « non pas comme représentants du pouvoir, mais comme représentants de la compétence technique (...) La culture technicienne envahit l'entreprise et la société » et « nous assistons à l'émergence d'un nouvel acteur du changement, l'agent de maîtrise technicien/animateur dont le rôle est de faire entrer l'opérateur dans l'univers de la technique par des procédures démocratiques d'animation, créant des espaces communautaires où la coopération est plus facile et où l'on peut intégrer leur intelligence (...) la démocratie en miettes s'accroît tout en ne laissant aucune chance, actuellement, à d'autres forces (pour l'instant inexistantes) qui contesteraient la logique technicienne de l'entreprise [5]. » Pour le « Centre technique international de l'hygiène propreté », organisme patronal qui entend promouvoir l'innovation technologique auprès des entreprises de nettoyage [6], « il est rare qu'un débat technique débouche sur une polémique. Au contraire, la technique est généralement une source de communication positive. »

En mobilisant corps et âme pour les nouvelles batailles de l'innovation, de la « qualité totale [7] » et de la production juste à temps, l'entreprise communauté, le management participatif et le modèle managérial de persuasion et de mobilisation par la culture [8] visent à « fédérer les comportements des salariés, à mobiliser leur énergie vers un dessein commun, à intégrer leurs attitudes à l'intérieur d'un système de valeurs », à « faire en sorte que les objectifs de l'entreprise deviennent l'oeuvre commune à réaliser, que l'esprit de coopération et d'engagement dominent [9] ». Ils concourent à immuniser les lieux de travail en enchaînant les travailleurs de telle manière qu'ils ne se mettent et ne se maintiennent en mouvement que pour concourir à la production de profits et impliquent un véritable anéantissement symbolique de la classe ouvrière. Le rêve de l'entreprise pacifiée est aujourd'hui servi par des armes autrement puissantes que le corporatisme ou la participation aux bénéfices.

Car si l'innovation technologique a toujours été avancée pour renverser le rapport de force au détriment des salariés, le projet plus ambitieux d'en finir une fois pour toutes avec le conflit de classe s'appuie désormais sur les formidables progrès de la science et des techniques. L'innovation technologique permanente utilisée délibérément pour bouleverser en permanence les relations de travail et les modes de produire est devenue l'arme par excellence du maintien de l'ordre dans l'usine et dans la société. « La diffusion des nouvelles technologies implique un fort investissement personnel des salariés dans leur travail » explique Antoine Riboud. « Il faut mobiliser le travailleur pour la bataille économique(...) Il faut s'organiser pour l'innovation permanente (...) Le changement technologique n'a pas d'importance en soit ; il a de l'importance en tant que moment : le moment où l'on peut tout changer et pas seulement la technologie [10] ».

Car les patrons ont compris que le changement accéléré dans l'entreprise, apparemment généré jusque là par la croissance et l'ouverture des marchés, pouvait être maîtrisé pour créer du consensus et de la motivation [11], pour que ne se cristallise jamais plus dans les ateliers et les bureaux désormais transparents un rapport de force qui soit favorable au travailleur, pour interdire que ne se constitue dans l'entreprise un collectif conscient d'avoir des intérêts antagonistes à la direction. Si pour Riboud, chef d'entreprise, il faut penser le social avec la technique, pour Renaut Sainsaulieu, sociologue mercenaire de la mutation, il faut penser le culturel avec l'organisation et créer partout « la dynamique sociale et culturelle des rapports de production (...) nécessaire pour supporter les contraintes du changement permanent », pour que cette entreprise qu'on souhaite capable de « mutations contrôlées par elle même » s'impose comme l'horizon indépassable de l'association entre les hommes, pour qu'on oublie, peut-être, que ceux-ci se sont parfois rassemblés pour d'autres finalités que l'accumulation de signes monétaires.

Et les implications de ce modèle nouveau vont bien au-delà du monde de la production, si l'on en croit le psychanaliste Eugène Enriquez pour qui à condition « d'être en même temps une communauté (...) c'est à dire un lieu où les conflits ne portent jamais sur l'essentiel et sont traitables, l'entreprise produit, construit, transforme la société et introduit en force de nouveaux modèles non seulement de production et de consommation mais également d'élaboration de la pensée et du traitement des affects [12] ».

 


Des hommes faits pour l'entreprise

Si l'entreprise du passé fut faite avec des hommes, les hommes d'aujourd'hui sont donc faits pour l'entreprise. C'est pourquoi les communautés professionnelles constituées historiquement ont dû disparaître, trop propices au développement de contre-pouvoir, trop opaques aux projecteurs des « observatoires sociaux », encore trop humaines, irréductibles, sans doute, à l'entreprise nouvelle. Et c'est tout un modèle de relation au travail qu'on a détruit à l'horizon d'un nouveau monde dans lequel les travailleurs n'entretiennent entre eux que les relations fonctionnelles qui ont été programmées par les managers et ne s'animent que de la vie factice que le capital leur impulse, regroupés, dispersés ou déplacés au gré du carnet de commande et des mouvements de capitaux.

Christian Marazzi [13] relève le regain de servilité qui s'impose sur les chaînes post-fordistes qu'on met partout en place pour permettre à l'entreprise allégée de subsister sur des marchés saturés ou toute économie d'échelle est désormais interdite. Dans cette organisation minimaliste et transformiste où l'on ne produit que ce qu'on a déjà vendu en s'adaptant en permanence à la demande changeante du consommateur, désormais sondé en permanence dans le moindre frémissement des désirs qu'on lui suscite, la communication est devenue un facteur productif à part entière. Et sur la chaîne parlante où c'est la demande du client qui tire tout le processus d'aval en amont, le travail est en vitrine, et l'ouvrier flexible et polyvalent, doit apprendre à communiquer de façon à ce que « toutes les informations qui circulent puissent être captées au moment opportun. » L'ouvrier peut donc s'exprimer aujourd'hui, alors qu'il était interdit de parole il n'y a pas si longtemps, et il doit parler sous peine de licenciement, mais seulement le langage technico-commercial que les animateurs de la ressource humaine lui inculquent, celui qui doit concourir à l'efficience de la production.

C'est pourquoi « la plupart des innovations technologiques et organisationnelles actuellement développées s'accompagnent de formation économique et commerciale délivrée à l'ensemble des acteurs de la production. Valable à l'Est comme à l'Ouest, cet élargissement de la conscience économique des producteurs ouvre une ère nouvelle à la vie des entreprises et aux effets à présent perçus comme contre-productifs de trop de division sociale et d'inégalité de condition entre les différents acteurs de la production. »

 


La politique de formation, de recyclage et de réinsertion

Si le capital aujourd'hui ne parvient pas à conjurer la tendance à expulser massivement la force de travail hors des lieux de production, c'est sans doute que les avantages ainsi obtenus en terme de rapport de force sont encore trop nécessaires pour qu'on puisse y renoncer. On voit mal, en effet, comment les politiques de baisse des salaires et de sujétion à l'entreprise auraient pu être menées à bien sans la menace du chômage qu'on a suspendue au-dessus de la tête des salariés. Et on comprend le peu d'empressement mis par les politiques à résoudre ce problème, sachant les avantages immenses qu'en retirent les possédants, et alors même que des voies autorisées commencent à se faire entendre pour pronostiquer le retour au plein emploi dans les vingt ans à venir du simple fait de l'évolution démographique et d'une hypothétique reprise de la croissance, même modérée [14].

Sous prétexte d'adaptation aux technologies nouvelles, mais surtout de lutte contre l'exclusion ou de réinsertion sociale, ils sont nombreux ceux qui ont du être rééduqués et sont allés en formation, le chômage de masse ayant permis de précipiter des pans entiers de la classe ouvrière dans un vaste procès de rééducation et d'adaptation aux conditions inédites de son nouvel emploi, qui continue aujourd'hui puisque l'offre de travail doit être restructurée en permanence au gré des exigences sans cesses changeantes de ses employeurs. Et la décomposition des cultures ouvrières, la destruction de ces lieux de la mémoire collective qui leur permettaient de se transmettre, s'accompagne maintenant de l'entrée des ouvriers dans ce dispositif de formation continue dont les valeurs exprimées ou sous-jacentes sont bien faites pour accélérer cette défaite et qui est devenue un formidable instrument de sélection, d'investigation et de contrôle [15].

Dans son appel d'offre pour l'organisation des « stages d'insertion et de formation à l'emploi », en 1996, la Direction Départementale du Travail, de l'Emploi et de la Formation Professionnelle de Paris explique crûment que les destinataires privilégiés des emplois les plus fragmentés et intermittents sont malheureusement les plus mal préparés à en assumer les contraintes et que les organismes de formation qui vivent des subsides de l'état doivent donc intégrer l'apprentissage de la précarité dans leurs programmes de stages [16]. Et le prolixe André Gorz, qui croit toujours aux « potentialités libératrices des mutations techniques », invite lui aussi la classe ouvrière (ainsi que toutes les forces rétrogrades) à rattraper son retard par rapport à « l'évolution des mentalités », c'est-à-dire à adopter sans tarder le style de vie et les aspirations des élèves des grandes écoles et de tous les autres « insoumis, révolutionnaires et résistants, héros obscurs de la précarité » qui s'émancipent aujourd'hui et « conservent toujours un maximum de temps pour cultiver les activités favorites de leur tribu » ainsi que « leur anormalité, leurs désirs, leur déviance et leur imprévisibilité [17]. » Après une période de bilan pendant laquelle ils commenceront d'apprendre à faire le deuil de leur ancien métier et de tout ce qui allait de paire (statut, fierté, sentiment d'appartenance, salaire ..., différentes périodes de stages ou la part belle est faite aux savoirs-être leur permettront de développer un rapport rationnel et gestionnaire à leur temps, à leur corps et à leur entourage, d'apprendre à se comporter en offreur de service, constituant leurs réseaux, gérant leur portefeuille de compétence, se préparant par avance et avant même d'être embauchés à la perspective de leur futur licenciement, de mieux connaître les conditions de leur nouvelle insertion et de se rendre en tout plus accessible aux exigences nouvelles des employeurs.

Les plus performants travaillent en permanence à leur propre réinsertion, contre les forces centripètes de plus en plus puissantes qui concourent à les éjecter, et ils entretiennent leur employabilité. Pour les autres, il s'agit de se rendre disponible pour n'importe quel usage, n'importe où et à n'importe quel prix, et à la disposition de l'ensemble des employeurs, comme Marx l'avait prévu [18]. Car tels sont les caractères que l'on veut imprimer à la ressource humaine surnuméraire, mais qui doit quand même apprendre à se vendre, selon l'horrible expression aujourd'hui banalisée. Lors de sessions appropriées, chaque demandeur d'emploi apprendra donc à se mettre en concurrence avec tous les autres en vantant les conditions avantageuses de son employabilité personnelle, et c'est ainsi qu'on a assisté à la montée en régime d'un véritable mouvement brownien de centaines de milliers de chômeurs formés au marketing de leur propre personne, démarchant les entreprises de manière anarchique, chacun pour son propre compte et en concurrence avec tous les autres. Mais il leur faudra aussi se débarrasser de traits de caractère superflus, apprendre à communiquer dans le pauvre langage imposé par le pouvoir, se reconstruire une personnalité et un look, et prouver leur capacité à travailler immédiatement à la production ininterrompue des apparences. C'est ainsi qu'on rencontre partout des exclus en voie de réinsertion qui ont appris à se vivre et à se présenter dans le langage que leur enseignent les psychologues et les travailleurs sociaux.

Idéalement, l'homme nouveau doit « être suffisamment fort pour exister sans repère et accepter de gérer en permanence l'incertitude [19] », s'accoutumer d'un emploi éclaté dans des « îlots de travail à frontières variables [20] » flottants dans une « entité de travail » plus ou moins virtuelle ou diffuse, aux limites douteuses, évoluant dans un environnement en perpétuelle mutation, voire dans une « structure polycellulaire [21] » ou peut-être matricielle, « groupe de projet auto-organisé pour l'essentiel » où « on ne fait pas un travail parce que le patron l'a demandé ou ordonné, mais parce qu'on s'est mis d'accord pour le mener à bien [22] » (ce qui est, on en conviendra, un beau rêve de manager [23]). Sa rémunération, calculée selon la performance, sera également virtuelle, on s'en doute, à moins qu'il fasse partie de cette élite « relié(e) en permanence aux informations venues de toute la planète [24] », ? et qui fascine encore, beaucoup plus en tout cas que le parti décomposé de la révolution sociale, nombre d'esprits aventureux.

En effaçant les frontières de l'entreprise, on a décrété que la disponibilité au travail n'a pas de limite, et avec « la fin de nos vies compartimentées, le travail d'un côté, la vie privée de l'autre [25] » (ce qui, dans un tout autre sens, faisait effectivement partie des aspirations de Mai), c'est tout le temps et toutes les dimensions de la vie qui doivent concourir à la production des profits, ce sont des champs potentiellement infinis qui sont ouverts au principe d'exploitation, autrefois cantonné dans le domaine économique, désormais démocratisé et étendu à tous les rapports humains, puisque chacun doit déjà se faire l'entrepreneur de sa propre personne, le gestionnaire de ses compétences, le promoteur de ses passions marchandes, et que tout le monde est appelé à exploiter rationnellement ses ressources, ses relations, son entourage. Car « ce qui est important aujourd'hui, c'est la qualification sociale, la qualité des liens qu'on est capable de développer avec l'autre, la capacité d'autonomie, de prendre des risques, de mettre du désir dans le travail. Tout cela est très qualifiant et très producteur de richesse », comme l'explique un certain Henry Vaquin, du Centre des jeunes dirigeants [26].

En même temps qu'elle donne à l'ouvrier des leçons sur le terrain de la tolérance, la bourgeoisie suffisamment sûre d'elle aujourd'hui prétend également lui faire reconnaître ce monde comme étant son oeuvre, pour le forcer à collaborer plus étroitement à son perfectionnement en y apportant toute sa matière grise, son inventivité, son imagination, et pas seulement son habileté, sa force physique et son intelligence pratique, à le regarder enfin avec des yeux désabusés, non pour le bouleverser, (toutes les tentatives en ce sens n'ont elles pas échoué ?), mais pour s'en contenter éternellement. Tous en conviennent, il s'agit de « la mise en place des fondements d'une nouvelle société [27] », d'une mutation sociale qui voit la vieille classe ouvrière pour partie écartée de la fonction de production (laquelle perd de son importance dans l'entreprise et dans la société) et tendantiellement réduite à faire de la figuration surnuméraire, expropriée de toute légitimité, frappée d'anéantissement symbolique, et posant aujourd'hui beaucoup plus de problèmes en tant que consommatrice qu'en tant que productrice.

Le révolutionnaire italien Giorgio Cesarano notait déjà en 1974 que « c'est seulement en accroissant la production de biens immatériels que le capital peut espérer surmonter indemne la crise de ressources - caractère limité des sources d'énergie et saturation de la planète par les déchets (...) c'est l'inversion de tendance jouée dans les coulisses des crises conjoncturelles » ; et l'entreprise fin-de-siècle, qu'on souhaite économe des ressources naturelles et respectueuse de son environnement, se consacre donc à la production et à la manipulation d'information. On trouve encore bien sûr, des ouvriers embauchés en intérim pour démolir les usines où ils ont jadis travaillé avec un salaire quatre fois supérieur [28] et la dépollution, comme toute réparation des désordres produits par le fonctionnement normal de la société (le désamiantage et le démantèlement de centrales nucléaires, par exemple), deviennent des marchés très porteurs. Mais les nouvelles activités dites créatrices d'emploi tournent principalement autour de la prise en charge de l'être humain à travers toutes sortes de services à la personne (car partout où les sociabilités ont été dissoutes par l'urbanisme, la télé et les transports, des rapports marchands s'installent) ; du contrôle social, de la sécurité et de la surveillance, puisque non content de répandre ou de concentrerdes technologies extrêmement périlleuses, tout semble est fait pour créer des êtres irresponsables qui ne voienttrop souvent dans l'autre qu'un concurrent, un ennemi ou un ennui ; de la communication et de l'information enfin, car tout partirait à la dérive si de très nombreux professionnels ne s'employaient en permanence à tisser l'illusion et le consensus par des images, des bruits, et par toutes sortes de stimuli alternativement effrayants, séduisants ou lénifiants, si le personnel qualifié du spectacle, toujours prompt à dresser les murailles de l'isolement [29] ne gardait ouvertes en permanence toutes les autoroutes de la communication.

Les emplois de demain, en résumé, sont des emplois de maintien de l'ordre ou de régulation sociale [30], et la moitié de la population pourrait être employée bientôt à surveiller, soigner, informer et insérer l'autre moitié. Production de consentement et de consensus, donc, production de l'ordre social, telle semble être la finalité de cette organisation du troisième millénaire, celle qui justifie toutes les autres, celle qui donne « du sens » à ses salariés. Car le sens fait vendre et il suscite de l'adhésion, conforte la motivation, appelle l'investissement. Sur les ruines des sociabilités qu'on a partout pourchassées, et pour plaquer sur les décombres de la conscience de classe, il faut répondre au supposé besoin des salariés « d'exister dans un univers de travail chargé de sens », comme l'explique Bernard Lairre, président d'une certaine Association Nationale des Directeurs et Cadres de la Fonction Personnel [31]. « Face à l'incertitude, les dirigeants doivent parler, affirme également Michel Antoine, directeur des relations sociales chez IBM, il faut donner du sens [32]. Annoncer par exemple que notre priorité, en 1997, c'est la croissance du chiffre d'affaires en France ».

Mais les problèmes les plus ardus posés par la gestion de la ressource humaine sont loin d'être résolus, même si le formidable rapport de force imposé par le chômage de masse permet de différer les réponses. Comment faire réaliser de façon plus autonome un travail beaucoup plus contraint ? Comment maîtriser effectivement les apprentissages culturels dans l'entreprise pour qu'ils concourent, sans coup férir aux objectifs de l'organisation ? Comment obtenir des salariés maintenus dans la situation la plus précaire, le même degré d'implication et d'engagement vis-à-vis de l'entreprise et de son projet que celui qu'on a provisoirement réussi à obtenir du noyau de ses collaborateurs permanents ? Comment garantir la loyauté d'un encadrement malmené, et souvent démoralisé par les licenciements qui ne l'épargnent plus désormais ? Comment maintenir une paix sociale aussi inique en évitant la mortelle anomie et l'explosion incontrôlée ? comment éviter la déterioration d'un stock trop important de chômeurs « de longue durée » exclus du travail mais aussi de la consommation ? Autant de parties décisives qui sont loin d'être jouées, alors que la plus grande autonomie conférée ou imposée au salarié s'accompagne des contraintes les plus drastiques en matière de résultats et que malgré le changement de civilisation le taylorisme n'a pas disparu [33], bien au contraire, s'introduisant dans les domaines épargnés jusque là : le travail ouvrier qualifié, tous les emplois de bureau y compris d'encadrement, les services, l'enseignement, la formation, etc. Car, comme le montre bien Guillaume Durand dans un ouvrage consacré aux dernières évolutions de l'organisation du travail [34], l'informatisation généralisée, la production à flux tendus et l'imposition internationale des normes Qualité entraînent une taylorisation sans précédent de toutes les activités de l'entreprise et de l'ensemble de son organisation.

Désormais, « une femme de ménage doit faire une chambre en douze minutes, tout en respectant une check-list de cinquante-quatre opérations [35] », et dans les hôtels « Formule 1 », qui sont les fast-food de l'hôtellerie construits en usine avant d'être assemblés sur le terrain, « par améliorations successives, le temps qu'il faut consacrer à chaque chambre passe ainsi de 10 à 6 minutes [36] ».

Suite : Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité


[1] Antoine RIBOUD, Modernisation mode d'emploi, Rapport au Premier ministre, 10/18, 1987.

[2] Thierry BAUDOIN et Michèle COLLIN, Le contournement des forteresses ouvrières, Librairie des Méridiens, 1983.

[3] J. BRUNEL dir. Le triangle de l'entreprise, Glysi, 1985, cité par Philippe BERNOUX, dans " L'entreprise, une affaire de société", sous la direction de Renaud SAINSAULIEU, Presse de Sciences Politiques, 1990.

[4] Bernard GALAMBAUD, Une nouvelle configuration humaine de l'entreprise, le social désemparé, ESF, 1994.

[5] L'entreprise, une affaire de société, op.cit.

[6] Fédération des Entreprises de Propreté.

[7] "La qualité totale exige un engagement de la direction et de la hiérarchie, l'adhésion de tous et une approche rationnelle et implique la participation de tous à tous les niveaux", explique un ouvrage de management.

[8] L'entreprise, une affaire de société, sous la direction de Renaud SAINSAULIEU, Presse de Sciences Politiques, 1990.

[9] Bernard GALAMBAUD, Une nouvelle configuration humaine de l'entreprise, le social désemparé, ESF, 1994.

[10] C'est nous qui soulignons.

[11] D'après Riboud, "on n'insistera jamais assez sur la nécessité d'obtenir un consensus", et " l'information qui "est un facteur d'organisation des mécanismes de commandement et de représentation des salariés" permet de "faciliter la connaissance des mécanismes de fonctionnement des contraintes et des perspectives de l'entreprise" pour que " se sentant d'avantage concernés, les salariés deviennent d'avantage acteurs et cherchent par leurs initiatives à améliorer l'efficacité de leur travail, le fonctionnement optimal de l'équipement de base et donc de l'entreprise". Car " la motivation des hommes est la condition sine qua non de l'efficacité et de la rentabilité".

[12] Eugène ENRIQUEZ, L'entreprise, une affaire de société, op.cit., c'est nous qui soulignons.

[13] Christian MARAZZI, La place des chaussettes (le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques), éditions de l'éclat, 1997.

[14] Jean BOISSONNAT, La fin du chômage en l'an 2010, Le Monde, 4 mars 1999.

[15] Dans son ouvrage "Etudes et expérimentations en formation continue, Claude Dubar, grand ponte de ce petit monde, affirme que "la formation en entreprise possède de plus en plus comme enjeu la déstructuration de ces identités anciennes et la restructuration, autour de l'entreprise, d'identités nouvelles, supports de nouvelles appartenances sociales". Et on pourrait multiplier les citations de ce genre, qui montrent bien les prétentions de ces gens là.

[16] "La contrainte de la flexibilité pesant désormais sur tous les secteurs, les entreprises tendent à généraliser une gestion de l'emploi qui fait une place croissante au temps partiel, aux emplois fragmentés, à l'intermittence et à une grande diversité des statuts d'emploi. Or, il est manifeste que ces types d'emploi sont ceux auxquels doivent souvent avoir recours ceux qui, à l'exception des cadres, sont le plus mal préparés à en assurer efficacement les contraintes et à prévenir la précarité qu'elle peut induire. Les organismes de formation doivent donc prendre en compte cette réalité et préparer les demandeurs d'emploi à gérer positivement les contraintes nées de la transformation des organisations productives et des gestions de l'emploi auxquels le droit positif du travail et de la protection sociale apporte des réponses encore insuffisantes. Il s'agit en particulier d'aider les demandeurs d'emploi les plus en difficulté à intégrer dans leur préparation à la réinsertion professionnelle l'apprentissage de la mobilité et de leur adaptation professionnelle permanente (...)".

[17] André GORZ, Misère du présent, Richesse du possible, Galilée, 1997.

[18] Karl MARX, L'idéologie allemande, éditions sociales-Messidor, 1982.

[19] Le Monde "Initiatives", mars 1995, Les métamorphoses du travail.

[20] P. BARDELLI, Le modèle de production flexible, PUF, 1997.

[21] Hugues de Jouvenel, "Vers de nouvelles formes d'emploi", Le Monde "Initiatives", 26 juin 1996.

[22] Centre des Jeunes Dirigeants d'Entreprise, L'entreprise au XXIe siècle, Flammarion, 1996.

[23] Philippe Hosti le "jeune responsable des ressources humaines" (encore) d'une usine du groupe Moulinex, "juge« le personnel très digne. Quatre mille huit cent friteuses sont produites par jour, un bon quota rendement/qualité. On ne dirait jamais que l'usine va fermer ». Les antidépresseurs font de l'effet, remarque Françoise, une ouvrière", cité dans Le Monde " Initiatives"(...)

[24] Jacques ATTALI, Dictionnaire du xxèmesiècle, Fayard, 1998.

[25] "... Par ailleurs, le travail quitte les lieux qui lui sont dédiés, usines, bureaux, dépôts et magasins, pour pénétrer les lieux du "hors travail" - pour reprendre le vocabulaire de l'auteur. Grâce au téléphone, à l'ordinateur personnel, au modem, au mobilophone, à Internet, ni la rue, ni la plage, ni le restaurant, ni la chambre d'hôtel, ni la voiture, ni la maison, ni le lit conjugal ne peuvent y échapper (...)" A propos du livre de Charles Goldfinger, par Philippe Simonnot, Le Monde, 18 septembre 1998.

[26] Construire le travail de demain, 5 tabous au coeur de l'actualité, Henry Vaquin, " Centre des jeunes dirigeants", Editions de l'organisation, collection "L'entreprise citoyenne", 1995.

[27] Jeremy RIFKIN, La fin du travail, La découverte, 1996.

[28] Jeremy RIFKIN, op.cit.

[29] P.BEAUFILS et P.LOCURATOLO, "Apologie de Jacques Bonhomme", Paris, 1975.

[30] Voir par exemple l'article de Bruno Perret, administrateur de l'INSEE, dans Libération du 4 août 1997.

[31] Pour Bernard Lairre, président de l'ANDCP (Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel),"alors que les entreprises sont très chahutées dans leur fonctionnement, que le capital change souvent de main, il n'est plus question de développer chez le salarié le sentiment d'appartenance à une structure pérenne et stable" (...) Il s'agit plutôt de répondre à son besoin d'existence dans un univers de travail chargé de sens ; de rassembler les membres dispersés d'une collectivité économique précaire et éclatée autour de quelques grands symboles unificateurs et évocateurs de la culture du métier, des caractéristiques de son activité économique (...) Les spécialistes du bâtiment seront titillés dans leur fibre de bâtisseurs, les spécialistes de l'énergie valorisés au travers de leur apport à l'activité économique." Le Monde Initiatives, 29 janvier 1997, "Parler en dépit d'un avenir incertain - il est difficile de mobiliser le personnel sur des lendemains imprévisibles".

[32] c'est nous qui soulignons.

[33] "Une minute et vingt-trois centièmes. C'est le temps qui s'écoule entre l'arrivée et le départ d'une « Scenic » sur le poste de la chaîne de montage. Sur ce laps de temps, un opérateur n'est aujourd'hui « engagé » qu'environ 84% ou 86%. C'est-à-dire qu'il ne travaille effectivement que 63 secondes sur 73. Dans le langage Renault, les 10 secondes restantes représentent une « PE », une « perte d'engagement ». Réduire la « PE », c'est augmenter la production. Lundi dernier, pour la quatrième fois depuis septembre, la perte d'engagement a baissé de trois centièmes. Cela représente dix véhicules supplémentaires par jour. Dans trois semaines, elle devrait encore baisser de cinq centièmes. D'ici la fin mars, elle passera à une minute dix centièmes. La « PE » flirtera alors avec les 0%. Soixante-six secondes sans temps mort." "L'hebdo de l'actualité sociale", janvier 1997.

[34] Guillaume DURAND, L'entreprise efficace à l'heure de Swatch et de Mac Donald, la seconde vie du taylorisme, Syros, alternatives économiques, 1998.

[35] Le Monde.

[36] Courrier des Cadres.