VOTRE
REVOLUTION
N'EST PAS
LA MIENNE


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François Lonchampt
ollantay@free.fr
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Alain Tizon
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TABLE DES MATIERES:

Préface

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue

La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte

Guy debord et les situationnistes

L'esprit de la classe ouvrière et la victoire du consommateur

Des arguments aux tenants de la lutte de classe

Problèmes embarrassants et scabreux que, forcément, nous posera tôt ou tard la réalité


VOTRE RÉVOLUTION N'EST PAS LA MIENNE

Pour la bourgeoisie, il n'y a jamais de situation sans issue
Alain Tizon, François Lonchampt, 1999


 

Les révoltes permises


« En tant que militants nous vendions des idées auxquelles nous croyions. Aujourd'hui je vend des produits dans lesquels je crois, j'applique la même éthique. »

Un ancien dirigeant maoïste

Mille ubus triomphants

« ... dans une solderie incroyable, qui couvre deux étages avec ses robes de soirée et ses portefeuilles en skaï. Les réveils sont fabriqués par des prisonniers politiques chinois. Morale ou économie : faudra choisir ! »

Nova magasine, 1997

« Simone Veil, elle est moche, disproportionnée, elle a un problème de corps, elle est bossue, elle a une scoliose ? »

2O ans, février 1997

Heureusement, certaines des formes déjà anciennes de la bêtise humaine ont considérablement régressé. L'adjudant-chef du personnel a disparu, le beauf agressif et raciste, qui s'en prenait aux homosexuels, aux cheveux longs ou aux femmes en mini-jupes a tout perdu de sa superbe.. Mais avec ces figures lamentables que personne ne regrette, d'autres plus dignes et plus riches d'humanité ont aussi disparu. L'instituteur qui, au-delà de son dévouement pour ses classes était convaincu de remplir la plus noble des missions, l'ouvrier amoureux de son travail qui se faisait un honneur de transmettre son métier, le prolétaire autodidacte, passionné de savoir et fier de sa classe, le militant convaincu de la grandeur de son combat...

Et nous savons qu'il y a un monde entre le prolétaire consommateur moderne et les fédérés de 1871, ou les paysans pauvres d'Aragon qui connaissaient à peine l'argent et pour qui le projet de société anarchiste était immédiatement transparent et applicable. Qu'ils se sont bien éloignés ces « temps cristallins du mouvement ouvrier où tout pouvait se discuter sans crainte [1] », qu'évoquait le révolutionnaire grec Stinas dans ses Mémoires, qu'on ne reverra pas la Commune, ni la révolution d'Espagne, ni aucune des révolutions du passé ; qu'il faudra compter, pour les troubles à venir, avec des hommes encombrés de prothèses marchandes et médiatiques, éduqués et grandis dans un monde dont toutes les forces travaillent à ruiner chez eux les qualités qui leur permettraient d'affronter les contraintes d'une vie plus libre et plus digne, et à si bien pervertir leur intelligence et leur imagination qu'il devient difficile pour la majorité d'entre eux d'en avoir même la moindre idée.

Car pendant que les révolutionnaires s'adressaient à des prolétaires mythiques, leurs adversaires parlaient aux prolétaires réellement existants le langage réaliste de la consommation, avec plus de succès, et aujourd'hui une immense majorité de nos concitoyens ne se posent plus que des questions de consommateurs, d'autant plus enclins à se réfugier dans la consommation que le commerce de leurs semblables est bien souvent devenu pour eux une source d'ennui et de gêne.

Car on commence à rencontrer partout les prototypes ébauchés de l'homme nouveau créé par la bourgeoisie, réellement adapté à son époque, avec ses mille figures dont la plupart sont détestables. Hygiénistes, sympas, tolérants (de la fausse tolérance octroyée par le pouvoir), prêts à toutes les ruptures car leurs engagements ont été faibles, soumis au pouvoir en place et par avance à tous les pouvoirs à venir pourvu qu'ils leur garantissent leur confort, n'exerçant leur liberté que par le refus de toute responsabilité. Pour eux, là où il n'y a pas de publicité il n'y a pas de liberté, et là où il n'y a pas de supermarché règne la pauvreté. Ils ne sont pas tous des possédants, quoi que la plupart aspirent à le devenir et que cet espoir fragile soit parfois devenu le sens unique de leur vie, puisque l'accession à la propriété demeure l'un des vecteurs essentiels qui contribuent à la dynamique de la société. Mais ils aiment ce monde qui d'une certaine manière est devenu le leur, produit à leur usage et pour les conforter dans leur état, par le désir d'accumulation qu'il suscite et entretient remarquablement même chez les plus pauvres. Ils aiment son horizon technologique qui les fascine, les jouissances qu'il autorise, sa promesse de bonheur sans cesse différée mais à laquelle pour rien au monde ils n'entendent renoncer, et c'est pour eux qu'on produit cette idéologie du consensus, de l'ouverture, du droit à la différence, du respect béat de toutes les cultures, de la tolérance et du fair-play, variante édulcorée d'un christianisme utilitaire et débarrassé de tout ce qui gêne.

La vanité ou la vulgarité sidérante de la plupart des conversations en témoignent également, mal camouflées par l'inévitable musique de fond qu'on injecte partout où les humains n'ont pas été libérés de la nécessité d'être ensemble, au café, au restaurant, dans les transports et dans les centres commerciaux qui tendent à recouvrir le territoire tout entier. Ainsi que la perte presque partout des formes de politesse et de courtoisie pourtant créées par l'homme pour agrémenter et faciliter les rapports humains, l'inculture, l'analphabétisme, la brutalité des manières, les regards provocateurs, sans intelligence, haineux ou seulement vides de toute expression qu'on croise tous les jours, et même chez les enfants, le pauvre sourire commercial qui vient suppléer partout, même quand il n'y a rien à vendre, au malaise résultant de la dégradation de toute intelligence sensible dans les rapports quotidiens.

A tel point qu'on peut se demander si le capitalisme n'a pas colonisé l'humanité jusqu'à la rendre inapte à tout autre destin que celui qu'il lui réserve, ruinant par avance toutes les chances d'une société nouvelle en produisant massivement des êtres si bien dépossédés qu'ils n'ont plus à défendre que leur propre aliénation, vécue comme leur ultime propriété (la seule qui donne un sens à leur vie), qui prendront pour une menace l'éventualité d'exercer leur libre arbitre et se rangeront toujours sous la bannière d'un des partis qui leur garantira de pouvoir retourner à leur résignation, à cette paix du non-engagement et de l'irresponsabilité, à cette obsession de la sécurité qui rend la servitude si agréable. Car ce qui fait le succès du capitalisme, c'est qu'il continue à faire rêver les hommes, et qu'il sait si bien leur éviter la douleur de penser.

Mais il est aussi faussement révolté, l'homme nouveau, provocateur, antisocial, déterminé à se rendre partout insupportable. Et dans ce cas, ce type de bêtise crasse, insolente et sans joie qu'on rencontre dans toutes les classes de la société ne veut pas seulement être tolérée. Elle s'affiche, insolente, parle fort et entend prendre toute la place que notre hésitation à lui répondre lui ménage. Et même le petit bourgeois le plus inoffensif et protégé, s'il se veut émancipé, nous gratifiera lui aussi du rictus haineux et dur pêché dans les films américains [2], attribut ineffable et dérisoire de la virilité d'aujourd'hui et manifestation inévitable du culte de son moi. Car les plus timorés veulent prendre le train en marche pour profiter de cette nouvelle licence, de cette autorisation qui leur est octroyée de se défouler sans risque. Drapés dans l'imparable affirmation du droit de chacun à sa liberté individuelle, ils veulent prendre leur part, comme les autres, insulter les fonctionnaires de service et voler dans les magasins quand c'est facile. Tout cela (et le reste), permettant de singer la révolte sans risquer grand chose, car ces comportements qui se veulent originaux et rebelles, alors que l'originalité fait aujourd'hui partie de la norme, ne se traduisent bien souvent que par l'exploration des voies les plus directes de la frénésie consommatoire.

La bêtise, l'inculture, l'abrutissement de toute sensibilité, le recul de la poésie, sont les meilleurs garants du désordre actuel et tendent à ruiner par avance toutes les chances de voir un jour l'humanité accéder à un état plus juste et plus libre. C'est pourquoi la pseudo révolte et le non-conformisme de bazar sont puissamment encouragés par tous les pouvoirs qui se partagent le façonnage grossier des subjectivités afin d'en tirer tous bénéfices.

« La sous-culture du pouvoir a absorbé la sous-culture de l'opposition et l'a fait sienne », comme Pasolini l'a écrit, et s'il est de bon ton d'être révolté aujourd'hui, d'en prendre à son aise et d'afficher son mépris souverain pour les conventions, c'est que ces révoltes sont des révoltes permises, et même encouragées : Qui aujourd'hui se scandalise, en effet, qu'on vole des disques ou qu'on fume du Haschich ? Qu'on fraude en toute occasion ou qu'on porte l'inculture arrogante en sautoir ? N'y a-t-il pas là diverses façons de démontrer, convulsivement, qu'on s'intègre à sa manière ? Le petit monde médiatique se vante de prendre de la drogue, la jeunesse la plus démunie arbore ostensiblement tous les signes d'adhésion à un ordre que prescrivent les marchands (casquettes, baskets, walk-man et parfois des armes), le plus vulgaire des animateurs de radio, le plus sinistre et le plus bête des cinéastes peuvent passer pour de véritables libertaires, et n'importe quel aphasique violent baignant dans sa sous-culture sera qualifié de jeune rebelle par l'intelligentsia du moment qu'il est estampillé d'une banlieue à risque.

Saint-Just en blouson noir

Pendant des années, en effet, une propagande insidieuse a cherché à nous faire accepter et intérioriser une violence quotidienne diffuse, qu'une partie de la société a sacralisé jusqu'à l'ériger en valeur au même titre que l'effort ou la réussite, dont on vient s'étonner qu'elle pénètre aujourd'hui l'école et qu'on attribue en bloc aux « jeunes de banlieue », malgré tous ces jeunes, et de banlieue, qui ne se reconnaissent en rien dans des comportements dont ils sont eux-mêmes les premières victimes [3]. Car d'une certaine façon la violence est devenue une propriété particulière reconnue aux exclus, qui les signe en les excluant plus fortement encore, sous les applaudissements faussement bienveillants et dignes de jeux du cirque dispensés de loin par une claque amie qui se garde bien de participer. Car il existe toute une fascination pour la voyoucratie, avec sa variante de gauche et d'ultra-gauche, dans la droite ligne de l'Internationale Situationniste et de ses ridicules Saint-Just en blouson noir, de son idéologie du coup de poing dans la gueule, garantie d'authenticité certifiant la vérité redoutable de la révolte.

De fait, il n'y a pas de « réapparition des "classes dangereuses" dans les cités » comme l'écrit Ignacio Ramonet dans Le Monde Diplomatique [4] en pratiquant un amalgame douteux entre les banlieues et les bandes qui entendent y imposer leur loi, entre la gêne et la peur qu'on inspire à son voisin et le vieux péril rouge. Et les « débordements des cités » comme dit pudiquement Laurent Joffrin [5] pour qualifier de véritables actes de barbarie, n'ont rien à voir avec les « émotions populaires venues des faubourgs » comme il veut nous le faire croire, avec toute la malhonnêteté dont certains journalistes sont capables, aussi déterminés dans leur volonté de se débarrasser d'une histoire qui les gêne que dans leur anxiété de justifier des phénomènes qu'ils ont largement cautionnés.

Mais l'État n'a pas peur de ces banlieues dont les accès de fièvre sont attendus, et les inutiles violents désormais produits par la société tout entière, s'excluant de facto de toute autre sociabilité que clanique et pour lesquels on diffuse des modèles de comportement décidément incompatibles avec toute vie en société, n'ont jamais rien remis en cause dans un monde dont on oublie souvent qu'ils partagent les valeurs essentielles (la loi du plus fort, la concurrence, l'agressivité, la réussite(...), si ce n'est en refusant de fournir le moindre effort pour se faire supporter. Précurseurs d'un nouveau monde auquel nous sommes conviés de faire bonne figure, ils nous expliquent dans leur langage volontairement mal articulé, qu'ils ont bien compris les règles non écrites qui sont sans doute destinées à remplacer les sociabilités héritées du passé et en voie de disparition car empreintes d'un humanisme gênant dans toutes les acceptations du terme,. Contrairement à ce que prétend une rhétorique complaisante, la plupart ont choisi eux-mêmes de s'exclure, ne communiquant que sur le mode de la provocation et de l'affrontement, cultivant tout ce qui les oppose aux prolétaires qu'ils méprisent et qui sont leurs principales victimes. Généralement haïs des gens modestes, de toutes professions et de toutes origines, qu'ils s'emploient à cloîtrer devant leur télé, déterminés à imposer leur loi sur des territoires de plus en plus étendus, misant délibérément sur la capacité d'intimidation que leur jeunesse, leur détermination et leur manque de scrupule leur procure, escomptant la faiblesse et même la lâcheté d'une population déshabituée de l'affrontement physique, nombre d'entre eux appartiennent déjà à ce que Pasolini, parlant des Teddy boys qui avaient assassiné un pompiste [6], qualifiait en 1960 dans ses Dialogues en public de « typologie de la délinquance néo-fasciste. »

Car si certains ne font que singer les plus grands, faute de modèles plus appropriés, si d'autres finiront par se ranger pour devenir insignifiants pour peu qu'on leur en donne l'occasion, comme beaucoup de voyous en leur temps, comment qualifier les autres, ceux qui professent sans complexe leur racisme, ceux qui rackettent les plus pauvres, ne respectent que la force brute et détestent la culture qui les agresse, sans doute parce qu'elle a encore assez de vitalité pour leur montrer ce qu'ils sont réellement, ceux qui ne trouvent leur plaisir que dans la peur qu'ils inspirent et qui s'en prennent toujours au plus faible, professant leur admiration pour la Maffia, ceux encore qui peuvent se mettre à quinze ou vingt pour massacrer un jeune de leur âge [7], ceux à l'extrême qui vont jusqu'à torturer pour inspirer la terreur et la soumission qu'ils exigent pour leurs affaires [8] ?

Il est à craindre en tout cas que cette férocité morbide, malheureusement bien en phase avec la brutalité et l'inculture qui tend à se répandre dans toutes les classes de la société, ne reste inemployée très longtemps, surtout en cas de crise sociale grave ; car ce qu'ils veulent, c'est du pouvoir, et la bourgeoisie commence à leur en donner en leur déléguant le maintien de cet ordre noir qui règne déjà dans certaines banlieues, de cet ordre déjà maffieux ou la paix civile s'échange contre la garantie de trafiquer sans entrave auquel elle semble avoir condamné une masse importante d'ouvriers et de chômeurs, dont bon nombre d'immigrés.

Par son contenu idéologique, parce qu'il est façonné autoritairement par une propagande de masse et toléré par tout un environnement qui le laisse s'épanouir par fatigue et par peur, le phénomène, par bien des aspects, ne s'apparente-t-il pas à la montée de la brutalité et de l'inculture qu'on a connue dans les années 30 ? Suffisamment préoccupant par lui même, il nourrit de surcroît la réaction imbécile et primaire du Front National, refuge d'une partie non négligeable de ceux à qui on a fermé toutes les portes, puisque la gauche, longtemps empêtrée dans une démagogie de circonstance, n'a pas eu un mot pour ceux qui subissent, français et étrangers, au quotidien, leur lot d'angoisses, de tracasseries et d'humiliations. Et il excite par contrecoup cet « antifascisme de manière, inutile, hypocrite, et, au fond, apprécié par le régime » [9] que Pasolini avait fort bien dénoncé en son temps, qui contribue à donner bonne conscience aux naïfs qui ne s'acharnent sur les fantômes du passé que pour mieux s'accommoder du présent et de tout le reste de la société. Dans tous les cas il mérite une réponse appropriée, car rien ne justifie qu'on ait à s'incliner devant l'arrogance haineuse et la provocation terroriste d'où qu'elle vienne, si ce n'est un certain conformisme particulièrement répandu à gauche, et dont la variante libertaire mérite qu'on s'y arrête. Car ce conformisme est encore de taille à entraver toute réflexion sur cette question et sur d'autres.

Prêt à penser

Le fond de commerce de la liberté

Avec son cortège de signes distinctifs démontrant l'appartenance à la communauté des élus, un certain conformisme libertaire convient bien aux feignants de la tête qui y trouvent le moyen de parer leur revendication narcissique du drapeau sulfureux des grandes révoltes du siècle. Pure imposture ! Ces immoralistes nous ennuient profondément, tout aussi bêtes et confits que les grenouilles de bénitier, surtout ceux et celles qui ont la prétention de nous enseigner leur révolution des moeurs en s'arrogeant le droit de légiférer avec un cachet d'extrémisme sur ce qui, chez l'être humain, constitue sa spontanéité, son imprévisibilité, son goût du risque et du jeu, tout ce qui fait de lui une singularité unique. Gestionnaires attitrés du fond de commerce de la liberté, vivant sans entrave dans le souffle extraordinaire de ceux qui connaissent les clés d'une société paradisiaque sur laquelle leurs droits sont souverains, les plus enfiévrés ont même la prétention de concurrencer la bourgeoisie sur son terrain favori, la jouissance, la leur étant évidemment plus intense et plus authentique, car vécue contre l'aliénation. Bardés de toutes les certitudes qui sont les plus utiles à fuir la réalité, confits et rigidifiés dans l'assurance absolue et maladive de détenir une vérité révélée, tolérant toutes sortes de travers pour bénéficier de la réciproque en retour, au nom de la liberté bien sûr, adeptes des solutions les plus irréalisables, les plus faussement naïves et les plus provocatrices pour l'assurance qu'ils en tirent que jamais personne n'aura le culot ou la folie d'exiger d'eux qu'ils les mettent en pratique, certains par là de goûter éternellement ce confort de l'extrémiste qui fait leur délice, ils se payent le luxe de cultiver l'irresponsabilité à visage découvert et s'en font une sorte de gloriole révolutionnaire. Mais toute cette façade d'exceptionnelle singularité recouvre le plus souvent l'inertie la plus totale, l'ignorance crasse au-delà des dogmes autorisés. Car chez nombre de ces prétendus libertaires, si on n'a pas de modèle, on a une belle accumulation de prêt-à-penser, et on répète sempiternellement le même choix limité d'insolences niaises, de grossièretés à choquer le bourgeois du siècle dernier, de phrases toutes faites, et d'attitudes convenues aussi indigentes que celles du puritanisme bien pensant d'une autre époque.

Il est donc bien entendu que toute norme est oppressive, toute autorité liberticide, que les minorités sont toujours opprimées, que les femmes et les homosexuels sont porteurs d'un potentiel de subversion, que les immigrés sont nos frères en révolution, que l'amour est toujours subversif et incompatible avec les rôles sociaux ou avec le pouvoir, que les « jeunes de banlieue » sont des résistants à l'ordre établi, etc. Et il en coûte à l'impudent qui prétendrait discuter ne serait-ce qu'un seul de ces articles de foi face à de prétendus amants de la liberté, en fait aussi intolérants que les curés d'une autre époque. Mais nous savons, nous, qu'il n'y a pas de société sans normes, que l'amour est aussi lieu de tous les pouvoirs, que derrière le refus de toute hiérarchie, il n'y a bien souvent que la haine de l'intelligence, de la distinction et de tout ascendant, qu'une certaine passion égalitaire ne vise généralement qu'à araser tout ce qui pourrait révéler la médiocrité et qu'il faudra beaucoup d'autorité si l'on veut entreprendre un jour de bouleverser cette société, d'une autorité dont la légitimité est à penser dès maintenant. Que nombre d'homosexuels ne font que rejeter sur l'autre sexe la responsabilité de la déception que leur vaut l'état présent des rapports hétérosexuels [10], manifestant un désir effréné de s'intégrer dans ce monde pourvu qu'on l'aménage en tout point pour le leur rendre agréable. Que les femmes, après avoir remporté des victoires non négligeables sur le plan des moeurs [11] et du travail, semblent avoir bien du mal, à présent, à se libérer des conséquences de leur dernière libération (car tout se passe comme si celle-ci ne leur avait été consentie que pour mieux les enchaîner par des liens plus subtils et non moins contraignants). Mais nous savons aussi notre maladresse et nous n'ignorons pas non plus que l'homme de ce temps n'est pas pour rien dans cette mise au pas que la bourgeoisie a su créer en exacerbant la guerre des sexes qui est pour elle tout bénéfice. Et le marché se retrouve ainsi en pays connu. Ce qui nous donne cette fin de siècle où un cynisme en vogue semble régner sur le délabrement amoureux, dans une vulgarité sans pareille. Nous savons enfin que beaucoup d'immigrés, trimballent les pires arriérations dans leurs bagages. Et de même qu'il aurait fallu, en d'autres temps, considérer l'ouvrier réellement existant, celui qu'on pouvait effectivement rencontrer, côtoyer, et non l'incarnation de la classe mythique, qu'il conviendrait, sans complaisance exagérée, de considérer aujourd'hui l'immigré réellement existant, en arrêtant de croire et de faire croire que tous les « sans papiers » sont chassés de leur pays par la misère, la guerre civile ou la persécution. Qu'on ne peut raisonner sur l'immigration actuelle en évoquant le souvenir et l'exemple de Frankel et Dombrowsky, comme si on immigrait dans la France d'aujourd'hui pour partager un combat commun et pour achever l'oeuvre de fraternité initiée en 89, comme si c'était toujours la patrie des Droits de l'Homme, de Voltaire et de la Liberté qui faisait rêver dans le monde entier les candidats au départ.

Vivant sur un héritage centenaire, bon nombre de ces libertaires auto-proclamés ont grand besoin du pouvoir qui leur permet de rester identiques à eux-mêmes, éternellement irresponsables ; et ceci nous confirme encore, si besoin est, ce que leur comportement, leur manière de manger, de s'asseoir, la teneur de leurs discussions de table et la pâle frénésie qui les anime si souvent quand ils parlent des femmes nous ont déjà démontré : que leurs mots d'ordre irresponsables sont sans suite possible, renforçant la vitrine libérale de cette société bourgeoise où, ma foi, ils ne vivent pas si mal leur radicalité. Et n'est-ce pas le bourgeois qui proclame sus à l'autorité désormais, et à bas la hiérarchie, qui encense le désir subversif et le désordre créateur, qui a décidé de promouvoir la jouissance et la passion ainsi qu'un certain dérèglement des liens sociaux, pour mieux cerner l'individu dans toute sa frénésie consommatoire, qui fraude le fisc, se moque des flics et des fonctionnaires ? Souvent féministe et antiraciste, n'est-il pas une sorte de révolté lui aussi ? Et si au repas dominical le château avait son curé, la bourgeoisie, nécessité oblige, l'a remplacé par son intellectuel, poète ou artiste (ce que Balzac avait fort bien vu) [12]. Alors à quand le radical de service ? Michel Onfray, par exemple, Vaneigemiste modéré, nietzschéen de gauche et grand rebelle devant l'éternel, qui récupère tout et tout le monde, de Céline à Cécile Guilbert en passant par Jünger, Debord et le Dalaï-Lama, au profit d'une société de tolérance et d'un hédonisme convenu tout à fait tolérable par les pouvoirs aujourd'hui, pour qui il n'y a « pas de pacification future, pas de société réalisée dans l'harmonie, mais l'éternel retour de la violence car rien ne se modifiera de substantiel. Le seul espoir, solipsiste, gît dans la sculpture de soi. » Mais si l'on ne s'était jamais fondé que sur le désir de jouir pour susciter des révolutions en attendant que les associations d'égoïstes stirnériens se mettent en mouvement, on serait encore probablement sous l'ancien régime aujourd'hui. Et ces mots d'ordre imbéciles conviennent bien à notre temps, où c'est la bourgeoisie elle-même qui essaye de créer de toutes pièces un type humain en rupture avec tous ceux qui l'ont précédé, passablement asocial mais qui ne saurait la menacer en rien.

Recyclages

Un mot enfin sur tous les anciens staliniens, actuellement en plein retournement de veste, qui demandent le consensus le plus large, exigeant l'oubli de leur passé peu reluisant comme si c'était un dû, comme si tout le monde était mouillé, avec eux, comme si tout le monde avait tressé des couronnes au petit père des peuples, comme si tout le monde était complice des bourreaux du prolétariat. Ils se piquent aujourd'hui de radicalité, puisque cette radicalité est dans l'air du temps, et prétendent toujours bénéficier du beau nom de révolutionnaire et de tout le prestige attaché à l'ancien mouvement ouvrier, mais pour avoir été échaudés autrefois, non sans complaisance ni lâcheté, ne veulent plus qu'on les y colle en chefs de parti ou tout simplement en intellectuels de service. Ils se veulent les aiguillons du changement, ils n'ont plus de certitude, se refusent à adopter une attitude prescriptive, puisque on ne peut pas dire ce qu'il faut faire et veulent dépasser la lutte de classe ; leurs amis sont « plutôt de gauche », et ils se préparent à une lutte sans antagonisme frontal ni final qu'il est donc bien inutile de seulement engager puisqu'on a aucun espoir de la mener à bien. Avec de tels mots d'ordre, ces marxistes repentis ayant épuré Marx de tout ce qui les obligeait peuvent au moins se rassurer sur un point : les partisans qu'ils vont rallier sur la base d'un tel programme ne seront pas du genre à exiger qu'ils risquent leur vie, ou même leur place, pour le voir aboutir, ni qu'ils mettent leurs actes en accord avec leurs idées. Au lieu de réclamer qu'on leur tienne la main sur tous les paliers de leurs renoncements, qu'ils aient la franchise de bazarder une bonne fois cette révolution qui les encombre tellement, allez jeunesse, et qu'ils ne fassent pas tant d'histoires ! Mais ils ne doivent pas oublier que nombre de nos camarades, connus ou inconnus, ont étés liquidés par les tchékas, en Russie, en Espagne, en Chine ou ailleurs ; et que nous ne cultivons pas l'amnésie en politique, bien au contraire, l'histoire, trop souvent nous en a rappelé le prix. Il y a un opportunisme répugnant que nous n'avons jamais supporté et ne supporterons jamais ! Quand on a dit ou cautionné trop de bêtises, le minimum serait de savoir se taire ! Il y aurait aussi quelque pudeur à le faire.

Quant aux léninistes, avec bien évidemment toutes leurs variantes trotskistes, ils ne sont jamais arrivés à nous faire croire que le système bolchevique n'était pour rien dans l'abjection stalinienne. Et ils nous insupportent à rabâcher sans cesse un passé mort qu'ils désespèrent de remettre au goût du jour, quoique certains groupes on fait des efforts ces derniers temps pour sortir de la nuit bolchevique.

Suite : La révolution, c'est la bourgeoisie qui la mène, pour son propre compte


[1] A.STINAS, Mémoires, 60 ans sous le drapeau de la Révolution sociale, publié en 1977 à Athènes, réédité en 1990 par La Brèche.

[2] Comme, entre cent autres, ce film dont la réclame affichée par la régie publicitaire de la RATP a au moins la franchise de ne rien nous cacher en annonçant "Sexe, meurtres, trahisons. La vie vaut vraiment la peine d'être vécue. Un film d'Oliver Stone..."

[3] Comme le montre, malgré les inévitables récupérations politiques, le développement en 1998 du mouvement Stop à la violence.

[4] Le Monde Diplomatique, janvier 1998.

[5] Editorial de Libération du 13 Mai 1998. Voir également Alain Touraine dans Le Monde de l'éducation de Mai 1998 : "Et chacun d'en appeler à la défense de l'état de droit, gardien de la paix publique et de la sécurité personnelle contre les bandes ou les « classes dangereuses » que craignait déjà tant le XIXème siècle."

[6] Pier Paolo Pasolini, Dialogues en public, les éditions du Sorbier, 1978.

[7] "Mourir à 17 ans dans les cités d'Aulnay", Libération, 13 Mai 1998.

[8] "Dealers et tortionnaires", Le Parisien, janvier 1998, et "Le supplice des Grands Champs revient devant les assises", 6 avril 1999.

[9] Pier Paolo PASOLINI, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976 ; également dans Dialogues en public, 1962, éditions du Sorbier, 1978 : "Il n'y a pas besoin d'être fort pour affronter le fascisme quand il se présente sous ses aspects insensés et ridicules ; il faut l'être à l'extrême pour affronter le fascisme de la normalité, cette codification joyeuse, mondaine, choisie, du fond brutalement égoïste d'une société."

[10] Benjamin PERET, Anthologie de l'amour sublime, Albin Michel, 1957.

[11] Nul ne se scandalise aujourd'hui qu'elles portent des mini-jupes, qu'elles fument dans les cafés, la contraception est accessible à toutes, plus personne n'avorte dans des conditions scandaleuses et un certain machisme imbécile a été bien remis en place, au travail comme ailleurs.

[12] Honoré de BALZAC, Les Paysans, Gallimard, 1975.