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Alain Tizon
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C'est toujours le même rêve ( Alain Tizon )

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POÈMES

C'est toujours le même rêve
Alain Tizon,


( sans date )

        C'EST TOUJOURS LE MEME REVE



C'est toujours le même rêve, je viens de mettre un genou à terre, la crosse de mon fusil est froide et glacée. Makhno gravement blessé vient de s'enfuir avec notre bénédiction. Il faut absolument qu'il passe le Dniepr avant la nuit. Nous sommes poursuivis depuis des heures et des heures. Un vent frais balance les peupliers de la plaine Ukrainienne. Je vois distinctement les petites feuilles vertes argentées-c'est très jolie-toute la campagne est d'un silence hostile. Nous ne sommes plus que quelques uns sur ce chemin de campagne. Je suis accroupi, couvert de poussière, la langue sèche, je fais un mouvement tournant et me retrouve face à Kourlov qui me sourit. Face à face nous partageons les dernières cartouches........ Je suis assis sur mon sac à dos dans une gare de l'Inde, la lumière est irréelle, des mendiants passent, j'attends mon train qui a sept heures de retard et je n'en ai rien à foutre, je commence à chantonner........Il est minuit, je me promène seul dans Paris, j'enlève ma veste et la pose d'un geste sec sur mon dos, comme on fait quand on s'approche de la mer, sur une plage, et qu'il fait de plus en plus chaud........C'est la rentrée, je me promène dans une salle de classe vide et je me demande ce que je fais là........J'ai tiré les rideaux, je donne un coup de pied à mon sac posé près du lit, c'est une chambre comme il y en a des milliers dans les hôtels du tiers-monde, c'est en Afghanistan du temps du Roi, je  m'accoude à la fenêtre, la nuit tombe doucement sur le désert, j'ai vingt ans et ça s'arrête là........Je me réveille, l'aube se lève déjà, je suis dans un champ, je marche jusqu'au premier village dont je distingue les toits au loin, tout est d'un tel silence que j'entends distinctement mes pas sur la route et cela me surprend. J'entre dans l'unique café, ils sont dix serveurs, on entend des voix indistinctes, féminines, à tous les étages, qui chuchotent doucement et s'arrêtent souvent, chaque serveur vient me raconter une histoire, et j'écoute ces histoires avec un calme qui me réveille........C'est toujours le même rêve, je suis dans une chambre d'hôtel à Istambul, une fille que je connais depuis quelques jours vient s'allonger toute habillée près de moi, je me réveille à moitié endormi et me rendors de fatigue, je me réveille de nouveau abruti de fatigue, je reconnais son compagnon de voyage un couteau à la main qui la secoue, j'entends indistinctement quelques mots et je me rendors épuisé........C'est le soir, je marche dans un quartier du port d'une ville côtière du Maghreb, la nuit arrive, toutes les boutiques ont baissé leur rideau de fer, il fait sombre, c'est le quartier juif, et cela évoque pour moi une jeune fille très belle, très fine, à la longue chevelure noire et serrée qui passe très vite et que je n'ai pas le temps de rattraper, il fait sombre et parcourt toute la rue une odeur d'encens, de cachou, de plantes rares, de gingembre, de musc, de piment, de henné........C'est toujours le même rêve, je sors de l'école, je passe par ma rue habituelle, où passèrent les chouans victorieux et les chouans vaincus, je connais tous les livres qui parlent d'eux, je sens l'odeur de campagne qui s'accroche encore à ce qui commence à être une ville, mon cartable est léger, je ne sais pas si je le porte au dos ou à la main, je pense aux vacances proches........ Le douanier nous fait signe de le suivre, c'est un Sikh, nous les reconnaissons à leur turban, je ne distingue pas très bien qui m'accompagne, nous entrons sous une tente et je tends mon passeport, je suis en chemise et il fait chaud, mais c'est très supportable pour un Européen, il faut que je "bluff" car j'ai très peu d'argent et je veux absolument rentrer en Inde........ La camion militaire jaune kaki roule très vite sur un chemin de pierrailles, je suis en Libye et le stop marche bien, la chaleur est étouffante, le bouchon du radiateur placé juste devant nous émet un sifflement, l'eau brûlante gicle, je passe par le fenêtre, le chauffeur me crie quelque chose en Anglais que je ne comprends pas, la camion s'arrête, je suis sur le marche-pied, l'eau brûlante s'est déversée dans la cabine, j'ai eu très peur........ Je ne suis pas loin de la place Clichy, j'attends Luc qui téléphone dans une cabine publique, il vient et me dit que c'est non ou presque, encore une fois je sais que je peux foutre en l'air ce nom et cette adresse et ce numéro de téléphone, il fait noir, le froid arrive, un froid aigre d'automne, nous ne savons où coucher et ce n'est pas cela qui nous énerve le plus, nous marchons vite.......Mon sac est prêt en bas, ma mère me dit que mon père est dans ma chambre et ne veut pas me dire au revoir, je monte, il me regarde et dit: tu n'aurais pas dû nous faire ça......C'est toujours le même rêve , je lui ai donné rendez-vous sur la plage, j'aurai voulu qu'il n'y ait point de monde et la plage est pleine de monde aujourd'hui, nous nous regardons, nous sommes tous les deux habillés, elle m'embrasse furieusement, les gens de la plage se lèvent, viennent vers nous, me tapent dans le dos, l'embrassent sur les joues; les vieux, les vieilles, les femmes, les hommes, veulent nous féliciter de je ne sais quoi, veulent nous embrasser, les enfants tapent des mains, on ne voit plus la mer........ C'est toujours le même rêve, je suis à Berlin, les bâtiments immenses qui nous entourent sont gris et sales, la rue est dépavée, je suis derrière une barricade de Spartakus, nous sommes sûrs de gagner. Au moment où Elgé me tend une cigarette un chant révolutionnaire plein d'ardeur et de gravité retentit, le soleil se lève sur la ville........ C'est toujours le même rêve, elle marche vers moi comme dans un film qui passerait au ralentit et n'arrive toujours pas à m'atteindre...... Je regarde par le hublot, nuit noire, j'aperçois des milliers de feux qui scintillent en bas dans la ville, l'avion prend de la hauteur, au loin d'autres feux espacés, et tout cela je ne sais trop pourquoi me remplit d'une peine infinie........Je rentre dans un café, les conversations, les bruits, sont lâches, distendus, mais je les sais vulgaires cette fois-ci, et je reste comme un mannequin de cire sans vie, accoudé au bar devant un café que je n'ai pas envie de prendre........ C'est toujours le même rêve ou le même souvenir, je ne sais plus, je me dirige en car vers la frontière Equatorienne dans le sud-Colombien, à un arrêt je paye sa place à un vieux paysan indien qui ne peut payer, il descend peu après, et sur le bord de la route me fixant dans les yeux, il enlève son chapeau et me salut avec noblesse, le car redémarre. Ses yeux portaient une telle dignité que je me sens soudain très fort........ C'est toujours le même rêve..................