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François Lonchampt
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Compte-rendu d'une discussion sur le livre ''Votre révolution n'est pas la mienne'' ( François Lonchampt , 2001)


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Compte-rendu d'une discussion sur le livre ''Votre révolution n'est pas la mienne''
François Lonchampt, 2001


Compte rendu de la réunion du 14 octobre 2001

Introduction par G.C., qui met en avant le désir d'un petit groupe de camarades, issus du Cercle Berneri et/ou de l'Athénée libertaire de Nanterre, de créer un groupe de discussion dépassant les clivages entre les réseaux libertaires ou conseillistes existants et ouvert à tous ceux qui sont intéressés par cette démarche sans mettre à mal les notions de respect mutuel et d'écoute. (Cf. document préparatoire distribué aux participants.)

Il propose qu'un compte rendu soit réalisé après chaque séance (qui pourrait être enregistrée), soulignant l'intérêt de garder des traces de la discussion, et appelle les participants à se prononcer sur cette question.

Personne ne semble souhaiter un compte rendu intégral, jugé beaucoup trop lourd et contraignant par l'ensemble des participants, voire inintéressant par certains. D'un commun accord il est décidé qu'à chaque séance une personne se chargera de prendre des notes et de rédiger le compte rendu, éventuellement enrichi par les participants, qui pourra prendre la forme d'une synthèse ou développer plus particulièrement un point de vue. On pourrait également y rajouter des précisions, des développements (signalés différemment du reste), qui enrichiraient le propos.

Exposé d'Alain, qui se présente comme venant plutôt de la mouvance ultra-gauche. Il fait l'historique de sa rencontre avec François (issu plutôt des milieux libertaires et situ) et de la genèse du bouquin, Votre révolution n'est pas la mienne, puis il en résume le contenu et développe quelques points :

sur la nature de la bourgeoisie, classe inventive et révolutionnaire, et sur la force du capitalisme qui consiste à mobiliser en permanence les hommes et leurs activités. Comment la contestation peut être récupérée par la bourgeoisie. La révolution continue, mais c'est la bourgeoisie qui la mène pour son compte. La bourgeoisie est toujours là, elle donne des leçons à tout le monde, elle conduit peut-être à la mort, mais elle n'y conduit pas tout le monde.

sur l'Internationale Situationniste, ses oukases et le destin de certains de ses principaux animateurs.

à partir d'une évocation d'André Prudhommeaux et de Berneri (qui n'en appelait pas qu'aux seuls prolétaires) : sur la fossilisation du mouvement anar qui ne gêne plus personne ; sur la notion d'aliénation (problème de la conscience) et la déresponsabilisation qui en découle - toutes les révolutions ont échoué, il faudrait voir ce qu'elles nous ont laissé ; sur la rhétorique révolutionnaire, à combattre ; sur l'autorité, le pouvoir, la hiérarchie, qu'on ne peut rejeter d'une manière simpliste, et sur un certain prêt à penser libertaire, à remettre en cause ; sur la violence révolutionnaire dans une société qui compte plus de cinquante centrales nucléaires.

En conclusion, il déplore notre imaginaire atrophié et relève quelques thèmes sur lesquels il aimerait travailler :

-  comment le capitalisme menace la survie de l'espèce ;
-  l'opposition prolétariat / bourgeoisie, déjà datée ;
-  l'utopie capitaliste irréalisable ;
-  le rapport à la mort et ce qui nous pousse à vivre ;
-  la psychanalyse.

François se déclare entièrement d'accord avec l'intervention d'Alain ; affirme que les idées contenues dans le livre sont surtout les siennes ; fait part de sa dette envers lui, du point de vue intellectuel et humain.

G.C. s'étonne d'un discours aussi tranché, il avait justement apprécié les nuances contenues dans le livre, notamment pour ce qui concerne l'appréciation de l'I.S., nuances qu'il ne retrouve pas dans l'intervention d'Alain.

Pour François, la différence s'explique par le temps qui a passé depuis la rédaction du livre. Il y a un moment à partir duquel il faut tourner la page et trancher.

L. dit se reconnaître dans les idées exprimées dans le livre ainsi que dans la manière dont Alain les a retraduites au début de cette réunion, car même si nombre d'entre nous ne sont pas issus du milieu situationniste, le livre aborde des problèmes qui concernent tous les courants anars ou d'ultra-gauche. La présentation plus tranchée lui convient parfaitement. Il pense, comme Alain et François, qu'il faudrait s'interroger sur les véritables raisons qui nous ont poussés à adhérer à notre courant politique, à nous doter en quelque sorte d'une identité de révolutionnaire. A creuser : " Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Comment se fait-il qu'on se retrouve ? Que cherchons-nous au fond dans cette révolution ? ". En dehors des côtés de notre société qui méritent évidemment notre hostilité, il y a une dimension psychologique que la plupart des gens rechignent à reconnaître et à analyser. Ainsi, au lieu de devenir cadre, j'adhère à un groupe révolutionnaire, mais je cherche à retrouver ma propre estime à travers cette adhésion.

Il repose la question de l'aliénation et se demande pourquoi on n'a pas voulu se la poser plus tôt. D'après lui, l'une des raisons pour lesquelles les révolutionnaires ont longtemps évité de se poser les questions " gênantes " évoquées dans le livre, c'est qu'ils sentaient au fond d'eux-mêmes que le système disposait de moyens formidables pour absorber les mécontentements. Craignant de perdre leur identité d'opposant irréductible, ils ont donc adopté un " costume rigide ". Au prix, bien sûr, d'une grande stérilité. Il cite Trotsky qui stigmatise " ceux qui ne restent révolutionnaires qu'en se fermant les yeux ".

On le constate encore plus chez certains jeunes aujourd'hui, dans les squats par exemple, qui adoptent un discours très radical avec des schémas très simplistes, contre l'Etat, les flics et les fachos. La différence (d'avec les révolutionnaires d'un autre temps), c'est qu'ils n'ont pas de bagage culturel, et bien souvent ils n'ont même pas l'envie de s'en constituer un.

Pour Alain, il ne s'agit pas là de révolutionnaires, il estime qu'il y a des postures à dénoncer et, selon lui, il est douteux que nous ayons grand-chose à voir avec ces gens là.

François se veut plus nuancé. Il évoque sa propre histoire. Dans la foulée de 1968, les " adultes " voulaient nous amadouer en mettant en avant la nécessité de dialoguer et les valeurs humanistes de tolérance. Les gens de gauche voulaient nous faire prendre en compte " l'opinion publique ", qu'il ne fallait pas brutaliser. Pour résister à ce qui nous apparaissait (à juste titre ?) comme un piège, ou au moins comme un procédé pour nous amener à la conciliation, nous étions quelques-uns à affirmer nos idées, notre révolte comme un absolu non discutable, ne supportant aucun compromis, aucun dialogue avec l'ennemi. Nous sommes donc allés vers le plus extrémiste, et nous avons cherché la théorie qui nous servirait comme une arme, un bouclier et un glaive, pour conclure tout affrontement verbal à notre avantage, et pour entretenir notre révolte, pure de tout compromis. C'est pourquoi, après l'anarchisme et le nihilisme, nous nous sommes emparés des théories situationnistes, les plus tranchantes, les plus étincelantes. Avec comme conséquence de faire le vide autour de nous, de nous fermer de nombreux horizons et de nous mener au désespoir, car tout ça n'était praticable que dans la perspective immédiate d'un bouleversement, et ne pouvait en aucun cas nous être utile pour supporter le reflux des années 1970, bien au contraire. Et il y a eu des morts et des suicides.

Mais, contrairement aux jeunes évoqués par L., nous dévorions les livres, les brochures théoriques et tous les récits des révolutions du XXe siècle…

Alain pense qu'il n'y a pas que des jeunes qui sont " feignants de la tête ". Aujourd'hui, tout le monde sait lire, et il n'y a plus d'exigences. Il n'y a pas de mouvement révolutionnaire sans exigences fortes. Les exigences des révolutionnaires doivent être beaucoup plus importantes. On a toujours peur de faire acte d'autorité, le refus de l'autorité n'est que trop souvent une pose artistique facile et lâche.

G.C. n'est pas du tout d'accord pour mettre en cause le refus de l'autorité. Il ne pense pas que la question de l'autorité soit une question artistique. Il a été élevé dans un internat et il a constaté qu'il y avait des gens qui étaient perdus sans autorité. Dans l'internat, et par la suite, il a choisi de se retrouver avec ceux qui contestaient l'autorité et refusaient les hiérarchies et les saloperies qui vont avec. Dans la tradition anarchiste, depuis les origines, on établit une distinction entre l'autorité sociale, qui découle du fait qu'on détient du pouvoir ou de l'argent, et l'autorité morale, qui peut être librement choisie et mise en discussion. Si le mot est le même, le contenu est différent. On ne peut pas mettre sur le même plan l'autorité d'un patron - ou d'un officier de l'armée - et celle d'un membre de comité de grève nommé par ses camarades de lutte - ou d'un chef milicien à qui ses compagnons confient la charge du commandement - parce que ces deux exemples nous renvoient à des modèles de société différents.

Alain lui demande : " Mais alors, tu veux faire la révolution avec les tiens, avec les gens qui sont comme toi, que fais-tu des autres ? "

G.C. estime que s'il y a des gens qui ne se révoltent pas, les conditions peuvent les faire changer. Ce sont les situations de lutte qui favorisent la réflexion critique. Dans un contexte de normalité, les gens " savent ", mais acceptent à peu près tout, y compris toutes les hiérarchies et toutes les saloperies. Dans un mouvement, on peut faire autre chose, se prendre en main. C'est ainsi que l'on constate que, dans certaines circonstances, de nombreuses personnes, auparavant soumises, rentrent en rébellion et mettent en cause l'ordre qu'elles acceptaient jusque là. Il cite Berneri, qui était profondément attaché à une idée de classe de la révolution : " classiste dans son déroulement, humaniste dans ses fins ". Enfin, il revient aux critiques allusives à l'égard des libertaires, contenues dans le livre : il aimerait savoir qui sont ces libertaires qu'Alain et François critiquent.

Alain pense que Berneri n'était pas un anarchiste, il suppose qu'il s'est rallié au mouvement libertaire parce que c'était sans doute le seul endroit où il pouvait trouver une certaine liberté de parole. Il cite des passages où celui-ci préconise la plus inflexible discipline révolutionnaire (cf. article du 24 octobre 1936) : " éliminer radicalement et sans pitié… ", " recruter en masse… ". En effet, on ne peut éluder les moyens autoritaires en période de guerre [1].

Il relève que pour Berneri, on aurait peut-être évité le fascisme en allant vers les classes moyennes (au lieu de les abandonner à la propagande de l'extrême droite).

François estime que l'exemple des révoltés de la dernière heure ne permet pas de résoudre le problème de l'autorité, des hiérarchies, au contraire. On a tous connus des personnalités exemplaires, l'histoire des mouvements révolutionnaires en donne maints exemples, qui ont payé le prix de leurs convictions, car elles n'ont pas attendu que tout le monde s'y mette pour remettre en cause l'ordre établi. Il y a évidemment plusieurs qualités d'adhésion. Dans les assemblées générales révolutionnaires, quand il faudra prendre des décisions, est-il normal que les voix des uns et des autres aient le même poids ? D'autant que ces récemment convertis seront prêts, si les difficultés se prolongent, famines ou désordres, à rejoindre n'importe quel parti qui leur promet un retour à la normale, comme on l'a vu, par exemple, en Espagne en 1937 avec le PCE.

C. fait remarquer qu'il s'agit là de questions très abstraites. A-t-on jamais vécu beaucoup d'assemblées révolutionnaires ? ! En 1968, les AG étaient ouvertes, les gens entraient et sortaient, prenaient la parole ou ne la prenaient pas, ce n'étaient pas des " assemblées révolutionnaires ". La question de l'autorité peut se poser dans une collectivité qui s'est construite et qui s'est donné des règles. Il est intéressant sur ce point d'étudier les textes d'Hannah Arendt qui posent justement la question de la confiance. Pour certaines tâches on s'en remet à certains. On reconnaît volontiers l'autorité quand elle se justifie par des compétences.

Pour François, ce n'est pas ce genre d'autorité qui pose problème.

C. rétorque que la question de la compétence est quand même problématique.

Alain précise que le débat sur l'autorité s'aborde différemment selon que la question de la mort se pose ou non. Etre antiautoritaire c'est facile, mais ce n'est pas satisfaisant. Il faut une exigence. Il est essentiel d'explorer ce concept d'autorité et de différencier l'autorité dans une situation tragique de l'autorité dans le fonctionnement. Est-ce qu'on conteste l'autorité d'un ingénieur, d'un chirurgien… L'autorité se joue par rapport au politique. Il pense que l'on devrait évoquer la jouissance du pouvoir. Au-delà, il y a aussi la notion du sacré.

M. souligne qu'on entre dans une société où les choses se dissocient. L'analyse traditionnelle division technologique et compétence fondant le pouvoir ne paraît plus à l'heure actuelle toujours aussi opérante. La façon dont circule le pouvoir dans une société hyperspécialisée doit être différenciée des réseaux de compétence. Il faut distinguer le problème de la division du travail et de la compétence de la question du pouvoir.

François refuse l'assimilation systématique hiérarchie/saloperie que font les anarchistes, il y a des hiérarchies qui sont nécessaires et bénéfiques, citant l'exemple de la directrice de l'établissement où il travaille. La hiérarchie peut assurer un cadre de travail et une sécurité.

G.C. fait remarquer que l'évaluation de l'individu va bien au-delà de sa fonction sociale, même si on ne peut faire abstraction de la fonction sociale. Un exemple célèbre nous est donné par un récit de Berneri, qui met en lumière l'humanité du flic qui est en train de l'arrêter, au moment où il reconnaît la figure de Voltaire sculptée sur sa pipe, fournissant l'occasion d'un échange humain entre le prisonnier et son geôlier. Ce qui implique la notion de responsabilité.

D'autre part, dans le contexte d'une révolution, il est impossible de ne pas poser le problème de la continuité de la vie, au moment même où la rupture et les changements sont en train de s'opérer. Malatesta rappelait que n'importe quelle révolution doit envisager de maintenir les fonctions de base : manger, se déplacer…

L. : Quand nous étions jeunes, certains se mettaient dans le culturel pour ne pas assumer de positions de pouvoir, et nous méprisions ceux qui devenaient ingénieurs, par exemple, qu'on considérait comme des vendus. Or on est bien content qu'il y ait des ponts ! N'est-ce pas contradictoire ? N'y a t il pas là une fuite de notre part ?

P. dit avoir été très intéressé par le passage sur la bourgeoisie, classe qui innove en permanence, c'est un vrai problème. Mais quelle est-elle ? Qui sont ces gens-là ? Pendant ce temps, nous remuons des vieilles idées et des vieilles choses qui n'intéressent plus personne, et sûrement pas les jeunes. Ce ne sont pas les révolutionnaires qui depuis trente ans ont l'initiative. Si on se réfère au slogan de 1968 : " Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! ", on observe que le camarade a été rattrapé et dépassé.

Cependant ; dans la bourgeoisie actuelle, il y en a beaucoup qui sont des bourgeois de première génération ; Je ne suis pas persuadé qu'on puisse encore parler de la bourgeoisie en tant que classe comme à l'époque de Marx. Certains parlent des agents de la domination de manière diffuse.

Pour G.F., le livre présente un grand nombre d'observations factuelles que l'on peut partager sans difficultés, même si elles appellent des commentaires et des vérifications. Leur énumération serait beaucoup plus longue que les critiques qu'il peut susciter. Mais le texte renferme un argument fondamental qui ne convainc guère, parce qu'il repose sur une espèce d'hypothèse cachée dont la formulation explicite paraît difficilement tenable : dans la catastrophe historique que les sociétés humaines subissent, pas seulement du point de vue de " révolutionnaires " attendant un aube nouvelle, mais sur un terrain tout à fait matériel qui concerne des masses immenses de population, il y aurait un point fixe, une classe sociale qui surnagerait, intacte et souveraine. Il paraît invraisemblable qu'une " classe dominante " puisse demeurer indemne au milieu de ce maelström historique. D'autant que les classes allant le plus souvent par deux, en définissant et en assurant leur cohérence au miroir de leur antagoniste, la désagrégation d'un des pôles ne peut qu'entraîner un bouleversement considérable chez l'autre.

La question est d'importance car il semble que cette hypothèse silencieuse sur la nature exceptionnelle de la " bourgeoisie " a dû être cruciale pour les auteurs. Elle apparaît dès l'introduction, p. 14, et dans des termes qui laissent penser qu'elle a pu être l'idée directrice, l'intuition centrale qui a inspiré la rédaction de l'ouvrage, en tout cas celle qui a donné le souffle permettant à ses deux auteurs de la mener à terme [2].

Une telle disposition d'esprit renvoie à une tendance assez typique des marxistes [3] : tout est de la faute de la bourgeoisie (les plus théoriciens considèrent que tout est imputable au capital), en tout lieu et en toute circonstance. Celle-ci devient dès lors comptable et responsable de tous les malheurs qui adviennent. Les auteurs semblent vouloir personnaliser l'ennemi, mais ils s'abstiennent de le décrire dans son fonctionnement concret. Ils exposent seulement les effets des menées de cette entité opaque et intemporelle, en essayant de se mettre à l'école de la stratégie de cet adversaire qui ne cesserait de vaincre sur toute la ligne. Ce serait le point d'optimisme résiduel de l'ouvrage : il faut, et on le peut, apprendre à l'école de cet adversaire inouï pour retourner ses armes ou son intelligence contre lui. Le chemin de l'avenir passerait par cette compréhension, car elle dévoilerait a contrario l'issue aux malheurs du temps.

La décomposition historique dans une société industrielle, processus auquel nous assistons depuis au moins vingt-cinq ans, n'est pas un phénomène tout à fait nouveau, puisqu'il s'est déjà produit, de façon plus brutale, mais beaucoup plus brève, dans les années 1930 en Europe centrale. D'où la possibilité de diverses analogies, à un certain niveau de généralité. C'est là que l'on peut amorcer une description concrète du délitement des couches dominantes, qui est l'autre face de l'effondrement tendanciel du lien social [4]. La rencontre du sommet et des bas-fonds de la société en est l'élément le plus parlant. Mieux, l'organisation de cette jonction sous la forme du " crime organisé " en constitue la dimension révélatrice. Les diverses mafias sont au fond une organisation verticale, clientéliste, de la société, qui renvoie à des structurations préindustrielles que l'Etat-nation semblait avoir dépassées. Cette structuration en classes sociales antagonistes paraît se défaire, même si une recoagulation ultérieure de classes opposées ne peut être exclue [5]. En tout cas, pour le moment, on voit mal comment la décomposition du pôle ouvrier n'aurait pas de répercussion sur la cohérence du pôle qui lui faisait face, la bourgeoisie, définie sous sa forme classique au XIXe siècle. Rejeter cette objection en affirmant qu'il suffit d'élargir, de toute évidence, le sens du mot " bourgeoisie ", s'apparenterait à un biais méthodologique puisque le contenu du terme aurait été étendu sans le dire. Un tel flou terminologique trahit en général le fait que la réalité se dérobe aux termes de l'analyse qui devait l'élucider. Résultat : quels que soient les développements argumentés, la conclusion est, au fond, donnée d'avance.

Curieusement, les auteurs effleurent au moins en une occasion, l'idée d'une mutation décisive de la bourgeoisie : ils constatent en effet, p. 55, par un renvoi au journal Les Echos du 1er octobre 1997, que la classe dominante veut abolir le salariat au profit de formes plus radicales d'exploitation. Ce serait là, la définition même de l'apparition d'une classe sociale dirigeante tout à fait transformée, voire d'une structuration nouvelle des strates de la société (car l'idée de " classe dominante " peut elle-même être aujourd'hui contestée). Mais cet aperçu est ensuite abandonné sans plus de commentaire.

François donne acte à G.F. (et à P.) qu'ils ont pointé une des principales faiblesses du livre, c'est-à-dire le manque de définition du concept de bourgeoisie, et le manque d'analyse sociologique de cette classe, que nous appelons ainsi alors qu'elle a sans doute beaucoup changé par rapport à la vieille bourgeoisie du temps de Marx. D'ailleurs Pasolini parlait d'un nouveau pouvoir et d'une véritable mutation des anciennes classes dirigeantes dans les années 1970, nous le citons dans le livre.

Pour ce qui est de la classe ouvrière, il y a bien un ébranlement (par les restructurations, la destruction et le contournement des " forteresses ouvrières "), plutôt qu'une décomposition. C'est la classe ouvrière industrielle (figure centrale de l'ancien mouvement ouvrier) qui est déstabilisée, mais pas partout (il y a des pays où elle est en augmentation), et elle n'a pas disparue, même en Europe occidentale. En outre, il y a un prolétariat non ouvrier, non industriel (tertiaire). Il pense qu'il n'y a pas urgence à conclure définitivement sur la question (n'a-t-on pas déjà voulu souvent enterrer la classe ouvrière, dans les années 1960 pour la voir resurgir ensuite pour démentir tous les pronostics ?).

De plus, la thèse de l'existence de classes sociales constituées en tant que telles et de l'existence d'une bourgeoisie représentant un véritable adversaire est communément admise dans la pensée révolutionnaire. On peut soutenir une autre thèse, celle de la décomposition, mais elle demande à être étayée. G.F. peut-il avancer des éléments de démonstration ?

Alain rétorque que si l'on peut soutenir que tout le monde est un peu bourgeois, d'une certaine manière, un article récent du Monde diplomatique a utilement rappelé que la bourgeoisie existe toujours avec ses rallyes, ses écoles, ses lieux, ses clubs, ses territoires, etc., qu'il s'agit toujours d'une véritable classe sociale organisée pour défendre son pouvoir et se reproduire.

G.F. n'a même pas été convaincu par la thèse d'une hyperbourgeoisie mondialisée (cf. article du Monde diplo), qui serait une version analogue, plus cohérente (aujourd'hui, une classe dominante se doit d'être mondiale).

Alain : La bourgeoisie est devenue d'autant plus forte qu'elle sait déléguer son pouvoir (voir par exemple les élèves des grandes écoles qu'on paie en stock-options). La Mafia contrôle 12 % du PNB en Italie, ce qui n'est pas tant que cela. C'est à Davos que cela se passe.

L. pense que la bourgeoisie existe bel et bien. Il est d'accord avec l'article du Monde diplomatique cité par Alain. Ces gens se rencontrent, ils prennent des décision au plus haut niveau, par exemple d'affaiblir les syndicats, et ces décisions sont appliquées avec discipline, avec d'ailleurs des conséquences qui, peut-être, dépassent leurs intentions. Il y a effectivement un fonctionnement de système (comme disent P. et G.F.), c'est le niveau objectif, et il existe aussi des acteurs, c'est le niveau subjectif, les deux niveaux doivent être pris en compte dans l'analyse, question ancienne. Des décisions se prennent en grande partie dans le désordre et la désorganisation, et il y a aussi des moments d'organisation. Ce n'est pas une question de décomposition mais de deux niveaux d'analyse à mener de front. D'autre part le livre sent le dégrisement (ce qui n'est pas forcément un mal), et il arrive aux auteurs de balayer de manière assez salutaire, mais il faut sortir de l'attitude commode de la dénonciation systématique. (Adolescents, mes copains et moi, nous aimions à dire que ce n'était pas nous qui avions fait le monde, que tout ce qui n'allait pas était la faute aux adultes.) Il importe de comprendre la complexité du système et de nous demander en quoi nous contribuons à son fonctionnement. Un exemple parmi d'autres : nombre de groupes révolutionnaires se font une concurrence acharnée, le plus souvent au sujet de divergences mineures, ou inventées pour la circonstance, singeant ainsi le comportement des entreprises capitalistes.

P. : La bourgeoisie organisée en tant que classe qui se reproduit a certainement existé à une époque avec ses rites, ses rallyes et ses garden-parties, mais je vois tout un tas de gens (créatifs d'agences de pub ou de la mode, ingénieurs ou financiers d'extraction relativement modeste) qui ne font pas à proprement parler partie de la bourgeoisie, mais qui sont des agents du capitalisme, qui le font fonctionner. J'aurais tendance à penser que dans le capitalisme il y a un fonctionnement multiforme, autonome, sans qu'il ait besoin d'une bourgeoisie, quelque chose de " machinique " (cf. Deleuze et Guattari) et qu'on pourrait analyser les choses en termes de fonctionnement plutôt qu'en termes de complot ou de direction d'une classe.

Alain : Pour moi, la bourgeoisie, c'est ceux qui entérinent les valeurs leur permettant d'engranger le maximum de profits, ce n'est pas une histoire de filiation. L'irrationnel est son domaine. Elle est parfaitement capable de faire des purges en son sein quand cela lui est nécessaire, et elle le fait !

G.F. : Plutôt que celle de " bourgeoisie ", l'idée d'oligarchie serait plus pertinente. Les couches dominantes ne forment pas un tout cohérent, mais un ensemble composite. Une description adéquate aux événements courants amènerait plutôt à considérer que l'histoire contemporaine suit pour l'essentiel une ligne de plus grande pente, à la manière d'une avalanche, et que la marge de manœuvre consciente est aujourd'hui une vue de l'esprit aussi bien chez les dominés que chez les dominants. Il est en tout cas frappant de voir à quel point toutes les tentatives de réforme organisées ont échoué depuis une quinzaine d'années (perestroïka en URSS, pretoriastroïka en Afrique du Sud, opération " mains propres " en Italie, etc.). Les seules évolutions qui réussissent à s'imposer renvoient à un fatalisme généralisé. On s'abandonne au flux des événements sans trop essayer de les contrôler. Plutôt que de s'opposer aux tendances à la décomposition historique, on en prend la tête et on pousse dans la direction déjà établie. On laisse ainsi la bride aux marchés financiers, la bureaucratie européenne poursuit son développement, dans l'incapacité à choisir entre fédération et confédération, etc. (encore que là, une analyse plus fine serait évidemment nécessaire). Le mot d'ordre général est de se régler sur la ligne de plus grande pente, de s'y adapter sans phrases [6]. Bref, les " dirigeants " règnent assurément, mais gouvernent-ils [7] ? Il y a également un seuil de passage à l'Etat qui est posé par exemple par des gens comme Ben Laden [8].

Alain : Pour moi, la bourgeoisie est forte car elle ne s'est pas décomposée. Elle a des règles implicites ; elle a fait une mutation culturelle ; elle sait qu'elle ne peut être là que si elle anticipe toujours. Son projet est de survivre et de jouir, mais elle est inquiète car il lui faut un ennemi.

L. : On ne voit pas dans le livre qu'il y a une société. La tolérance, ça vient de la société, ça ne vient pas de la bourgeoisie. C'est un fait objectif. Vous dites que la bourgeoisie octroie la tolérance par calcul, mais ce n'est pas comme ça que ça se passe, cette tolérance est aussi une réponse concrète, même tardive, à de vrais problèmes. Le multiculturalisme, ce n'est pas un " projet " de la classe dominante, c'est une exigence à la base pour résoudre le problème de la cohabitation des cultures dont l'Occident a pris tardivement conscience. C'est une réponse pragmatique à une réalité. La bourgeoisie répond aussi à de vrais besoins, tout simplement, et le système l'utilise à sa guise.

Pour François, effectivement, le mode de gouvernement de la bourgeoisie c'est la gestion, être toujours en situation de proposer les solutions et les évolutions pragmatiques au bon moment. On satisfait des besoins, mais il y a beaucoup à dire sur la notion de besoin (la bourgeoisie assoit son pouvoir en donnant des réponses à des besoins qui sont manipulés et mis en forme, qui sont la conséquence de questions non résolues).

Pour finir, sur la route du restaurant, M. fait observer qu'on n'a pas parlé de l'Etat. La bourgeoisie n'est pas monolithique, il faudrait aussi distinguer bourgeoisie et membres des corps de l'Etat.


[1] Note de G.C.: L'idée que Berneri n'était pas vraiment anarchiste est aujourd'hui soutenue par un courant libéral libertaire qui voudrait " libérer l'anarchisme " du carcan socialiste dans lequel il s'est enfermé depuis ses origines, pour le faire rejoindre, disent-ils, " sa véritable place ", qui serait à l'extrême gauche du libéralisme. Cette opération révisionniste ne tient pas compte du fait que Berneri lui-même définit son anarchisme comme " sui generis ", en expliquant les différences par rapport à la majorité du mouvement, mais qu'il ne renonce jamais tout au long de sa vie à son identité d'anarchiste. Il est un homme de son temps, c'est sûr ; il a une conception de la femme et de la famille qui serait, aujourd'hui, difficilement partagée par un seul anar (déjà à l'époque il avait soulevé des polémiques), il est favorable à la peine de mort pour ceux qui ont dirigé les guerres coloniales, il accepte la discipline et les commandements uniques en Espagne, mais cela ne l'empêcha pas, par la suite, de demander le retrait des ministres anarchistes du gouvernement. Son problème principal est de faire concrètement la révolution en trouvant les solutions adaptées aux différents problèmes qui se posent. Je pense qu'il est impossible de donner une évaluation idéologique de sa pensée, qui est essentiellement politique et critique et qui s'articule autour d'un grand nombre de discussions, à des époques différentes, avec des interlocuteurs différents, ce qui l'amène à mettre en avant à chaque fois, des facettes différentes de sa pensée. Si on tente de l'enfermer dans des catégories idéologiques, on se donne les moyens pour utiliser ses citations mais aussi pour ne pas comprendre le fond de sa pensée.

[2] Note de G.F.: On peut d'ailleurs supposer, au vu de ce que les rédacteurs disent de leur rapport avec le situationnisme, que cette idée fut une inversion libératrice de l'idéologie qui les avait emprisonnés pendant de longues années et qu'ils ne supportaient plus. Il demeure que les formulations comme la bourgeoisie est devenue " la seule classe révolutionnaire à part entière ", ou encore : elle " doit devenir la seule classe de la conscience " (p. 55), trahissent l'influence persistante d'une rhétorique situationnisante.

[3] Note de G.F.: . et de nombreux anarchistes, bien sûr.

[4] Note de G.F.: Cet effondrement est confusément perçu par les auteurs lorsqu'ils décrivent, p. 25, l'extension et la généralisation de la bêtise et de la brutalité dans toutes les classes sociales.

[5] Note de G.F.: On tend fréquemment à considérer pour acquises les lectures qui nous ont marquées, au point que l'on oublie facilement de les mentionner. Ainsi, les observations de C. Castoriadis dans les dix dernières années sur la décomposition de la société dans son ensemble et de ce qu'il appelle " l'oligarchie " sont d'une grande utilité, bien que je les ai à peine évoquées dans la discussion. On peut aussi constater qu'en Russie, pays qui, depuis quatre siècles, exprime périodiquement une version caricaturale de certaines tendances profondes de l'Occident, les maîtres qui surnagent aujourd'hui sont très volontiers qualifiés d'" oligarques " par la rumeur publique.

[6] Note de G.F.: La " révolution de droite " qui s'appuierait sur les effets conjugués de la télévision et de l'urbanisme serait en ce sens une vue de l'esprit. La diffusion de ces formes de vie quotidienne ont plutôt été la résultante d'aspirations très générales et très profondes, ou tout au moins une réponse à celles-ci.

[7] Note de G.F.: La référence à Chaulieu (note de la p. 13) montre que les auteurs ne sont pas insensibles à une analyse qui place au centre de la compréhension de l'époque la description de mécanismes de décomposition, mais ils n'en tirent visiblement pas beaucoup de conséquences.

[8] Note de G.F.: Voici enfin quelques remarques que je n'ai pu émettre au cours de la discussion et qui mériteraient chacune, sans doute, un développement assez long (cela pourrait faire l'objet de véritables groupes de travail) :
-  Si la théorie révolutionnaire est entrée partout en crise, c'est que la pratique correspondante dont elle prétendait rendre compte l'était également (l'énormité de la question bureaucratique au sein du mouvement ouvrier semble telle que plus personne ne se donne la peine de l'analyser). Il convient aussi de remarquer que l'importance accordée à la théorie est un trait passablement français, voire parisien.
-  Les biotechnologies ont-elles le pouvoir et les perspectives qu'on leur prête ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un immense bluff technicien ?
-  L'évolution du travail va-t-elle vers sa suppression ou plus simplement vers la perte de la dimension instituante qu'il avait acquise au xixe siècle et sur laquelle le mouvement ouvrier avait fondé une grande partie de sa puissance sans même avoir à revendiquer consciemment cet appui, tant il semblait acquis ? Dans ce second cas, le travail ne disparaît pas, même s'il se raréfie par moments en certains lieux, il retombe seulement dans le statut qui était le sien avant l'époque industrielle, ce que Simone Weil évoquait en citant Homère.
-  Le désamiantage et le démantèlement des centrales nucléaires peuvent-ils être considérés comme de simples " marchés juteux ", source de nouveaux développements économiques, ou ne constituent-ils pas un travestissement d'un immense gâchis social qui s'apparente à une reproduction rétrécie ? La réduction des futures créations d'emploi au maintien de l'ordre, etc., paraît avoir le même sens.